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Critiques de livres


Daniel Grodos
Lithographies de l'Eifel et de l'Ahr avec dédicace au Kronprinz
Le Cri
coll. Roman
A découvrir
1994
374 p.

Cadres d'identité

Daniel Grodos situe le départ de son premier roman dans la région de Malmédy. C'est là que le jeune Emmanuel Beaufort a suivi ses études secondaires ; c'est là, son diplôme de médecin en poche, qu'il reviendra s'installer avant qu'un tragique accident — la mort, sur la route, de sa femme et de son petit garçon — le pousse à tout abandonner de ses responsabilités locales pour aller chercher en Amérique du Sud de nouvelles raisons de vivre.

Pour la première fois peut-être, la petite cité ardennaise acquiert ainsi le statut de ville littéraire. Mais Lithographies de l'Eiffel et de l'Ahr qui la prend pour décor, n'a rien pour autant d'un roman régionaliste : l'ancrage territorial s'intègre ici dans une impression­nante construction symbolique où le lieu, en définitive, apparaît comme un blason dont les motifs se déclinent tout au long du récit, de la même façon que certains pay­sages lithographies par Ponsart (un fameux graveur malmedien né en 1788) se retrou­vent sur le chemin d'Emmanuel à chaque moment crucial de son existence. Le décalage entre un site et sa représenta­tion, des paysages et leur figuration définit d'ailleurs tout l'enjeu esthétique formalisé par Grodos dans son livre, et ce décalage vaut aussi pour l'histoire qu'il met en scène. En effet, le lecteur achèvera sans doute le récit persuadé d'avoir été confronté à une autobiographie plus ou moins romancée. La jaquette de l'ouvrage l'incitera d'ailleurs à opérer cette confusion : comme le person­nage dont il retrace le destin, l'auteur n'a-t-il pas été lui aussi médecin à Malmédy, où il a exercé des responsabilités politiques ? Il suffit pourtant qu'on retourne aux toutes premières pages des Lithographies, un pro­logue dont la pleine portée n'apparaît pas d'emblée, pour se convaincre que le roman de Grodos se présente d'abord comme un éloge de la fabulation. Loïc Declercq, le se­cond protagoniste du récit, dont la destinée sans cesse croisera celle de Beaufort, son compagnon de classe, a jeté dans la Seine les pages d'un journal intime que ce dernier lui avait confié. Mais sur une des feuilles qu'il repêche par hasard, il voit que ce qui est écrit n'est pas ce qu'il avait lu précédem­ment. Il comprend alors que « ce qu'on livre de soi est anecdotique. La vérité est dans l'énigme ». Enivré par la liberté que lui offre soudain cette prise de conscience de l'imaginaire, il décide de réécrire la vie de Beaufort.

Voici de quoi décevoir les amateurs de confessions. Reste que la question de l'iden­tité, de l'adéquation de la représentation à la vérité des choses ou des êtres, est au cœur du récit, qu'elle en désigne les enjeux éthiques, voire politiques. C'est à cet égard que Malmédy a valeur d'emblème. Dans cette zone frontalière aux appartenances longtemps incertaines, l'identité collective, marquée notamment par un partage entre langue allemande et dialecte wallon, a du mal à se retrouver dans les constructions politiques, qu'elles aboutissent, pour la Belgique, à la notion de « canton rédimé » ou, pour l'Allemagne, à la délimitation d'un « territoire annexé » au Troisième Reich : sous le regard de cet Autre que constitue l'Etat, le groupe ne se reconnaît pas totalement et en arrive à oc­culter ses propres ambiguïtés et contradic­tions.

La dialectique du regard, par rapport au­quel le sujet se constitue, est traduite chez Grodos, par un étonnant travail sur le point de vue, qui diffère d'une partie de l'ouvrage à l'autre. C'est d'abord une mise en pers­pective du journal d'Emmanuel par les commentaires de Loïc, amené à confronter l'adolescent qu'il a connu à celui qu'il dé­couvre au fil de sa lecture. Les premières années de son âge adulte, Beaufort les relate à Declercq au cours d'une longue lettre où il prend son ami à témoin. A ce récit sub­jectif succède une narration objectivée par l'emploi de la troisième personne, où le roman atteint aux dimensions de l'Histoire, puisqu'il mêle son protagoniste à la guérilla colombienne.

A diverses reprises, on songe à Conrad Detrez en lisant ces pages où la finesse de la composition n'a d'égale que la rigueur sub­tile de l'écriture. Pas seulement, à cause de l'Amérique du Sud, ni à cause de la décou­verte par Beaufort de son homosexualité la­tente, au cours d'un orage au Zaïre dont le déferlement violent rappelle la débauche carnavalesque de L'herbe à brûler. Mais parce que, comme il arrive trop rarement dans la littérature francophone, Grodos a osé marier pleinement la subjectivité au po­litique, en baignant ses personnages dans le bouillon du monde.

Carmelo Virone