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Critiques de livres

Karel Logist
Si tu me disais viens et autres poèmes
Bruxelles
éd. Ercée
2007
96 p.

Recherches des commencements
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 149

Il y a, chez Karel Logist, quelque chose d'un Apollinaire postmoderne. Il donne à ses poèmes un rythme entre complainte et comptine, avec une tendresse et une mélancolie primesautières. Ici, la simplicité chante et enchante, mais la musicalité n'exclut pas le réalisme. Si tu me disais viens, c'est, évidemment, un programme de rencontre (amoureuse), c'est un projet auquel le «je» – disons Logist – souscrit avec enthousiasme, malgré les périls qu'il recouvre, et surtout «je prendrais ça très bien / que ce soit aujourd'hui / que tu me le proposes». Il y a ainsi, tout à la fois, une forme de l'attente et une de l'urgence; autant dire que les poèmes s'enthousiasment à l'idée de la rencontre et s'y préparent, mais que l'initiative devra venir de l'autre car, de ce côté, le monde fait le point sur lui-même, comme pour mieux savoir ce qu'il aura à proposer au moment de répondre à l'appel.

Et ce monde, c'est aussi celui de «six heures du matin / quand les mendiants sont endormis / dans les parkings / sous des cartons», où «les toxs ont des chiens / jaunes qui les tirent en ville», et dans lequel «les photographes s'y entendent / pour rendre belles les princesses». Logist ne se laisse pas abuser par les diverses facettes de la réalité, mais «on veut croire à l'amour / pour soi, pour l'autre, pour tous les autres».

Ben Arès et Colette Decuyper
Entre deux eaux
Mont-Saint-Guibert
Le Coudrier
2007
88 p.

 Aussi, entre observation et réflexion tient-il «la chronique de nos tourments / de jours qui coulent en couleur / dans le sens des heures à venir», sachant qu'«on t'abrite de la nuit / jamais de ses démons». Le désir l'emporte toutefois sur les désillusions et le recueil trace une quête du bonheur, mais le poème ne s'écrit pas que dans les livres puisque «c'est écrit là entre tes yeux / que tu es tombé amoureux».

Il faut recommander Logist, surtout à ceux qui pensent que la poésie est hermétique (ils verront ainsi combien c'est faux), mais aussi parce qu'il parvient à renouveler, en termes simples, l'expression des émotions que chacun traverse quotidiennement.

La rencontre, Ben Arès et Colette Decuyper semblent l'avoir faite. Ils échangent entre eux un dialogue d'amoureux à coup de poèmes qui se répondent et s'enchaînent crescendo dans lesquels l'une se montre plus tempérée, plus réfléchie et l'autre plutôt lyrique et emporté. Vivent-ils vraiment cet amour ou l'inventent-ils comme un jeu fictif pour cet Entre deux eaux? Le lecteur n'en aura pas la clé et, après tout, peu importe. Le fait est que l'échange prend une tournure de feu d'artifice verbal(«Goéland-ci, anguille-là, entre deux eaux, les mots ne sont que les mots de l'effleurement, les feux d'un manque qui nous constitue»), et on assiste à un emballement de mots bien plus qu'au développement des sentiments ou des émotions qu'ils recouvrent.

Rose-Marie François
Une ballade de carnaval
Mont-Saint-Guibert
Le Coudrier
2007
104 p.

De «tu éventres aujourd'hui / l'éclipse d'une enfance / le jaune sans fin t'étreint / et l'espace l'interpelle» à «Il marche navigué dans la nuit sans boussole, navigué à l'écume du rêve qui mange sa queue. Il s'emporte, s'emballe», on voit qu'il y a une recherche plus orientée vers la formule que vers son contenu et que, en même temps, sont évoqués des aspects (intimes?) des protagonistes qui échappent au lecteur. Malgré ces obscurités, il y a quelque chose de fascinant dans cette double mise à nu et cette manière fantasque de faire jouer les mots. Mais le jeu apparaît parfois gratuit; Arès et Decuyper en abuse en tirant le recueil en longueur avant de comprendre que les outrances et les exigences du vocabulaire de cette joute ne touchent pas à l'essentiel de la vie.

Je dirai aussi de Rose-Marie François qu'elle a fait un recueil trop intime. Une ballade de carnaval présente quarante poèmes pour célébrer les quarante ans d'une rencontre (et traduits en italien – mais je ne dirai rien de cette traduction ici – puisque le compagnon est italien). Placé sous le signe d'un poème d'Hölderlin qui renvoie au nous du couple, les poèmes égrènent une suite de souvenirs personnels, une sorte de bref album de photos dont le lecteur n'identifie qu'ici ou là une image forte de l'actualité passée, mais dont l'essentiel témoigne d'un regard sur le monde partagé par le couple.

Georges Thinès
Mer intérieure, Lausanne
L'Âge d'homme
coll. Contemporains
2007
104 p.

«Un fruit sous tes dents : / La rose appuie sa tige / À l'interstice du rire / Et ta bouche incisive / Clame aux quatre vents / Une énigme excitante.» Il n'y a rien à redire à la forme, mais les évocations sont trop brèves et trop énigmatiques pour permettre une vraie connivence avec le texte. On ne peut donc pas reprocher à Rose-Marie François d'étaler sa vie privée dans ses poèmes, mais peut-être ce recueil doit-il être réservé à quelques happy few de son entourage proche qui, seuls, pourront prendre la pleine mesure de sa qualité.

Avec Thorax, Jacques Izoard met le corps au centre de son propos : «Nous ne sommes qu'entrailles / et, sans cesse, connaissons / nos douleurs à la curée.» C'est qu'il faut un corps pour traverser la vie, même s'il sert de diverses manières dans les jouissances ou dans son croisement avec les maladies, les fatigues; il faut d'abord un corps, porteur de voix et réceptif aux sens, pour faire germer l'écriture. «Ne pas penser avant d'écrire, / mais se frotter les yeux, / mais faire craquer les os, / mais se mordre la langue, mais bâiller à pierre fendre, / serrer le poing, le sein, le cœur.» Mais les poèmes ne sont pas exempts d'ambivalences, sinon de contradiction, comme, par exemple, entre «Étripe donc le réel!» et «Naissent alors des poèmes inouïs / nourris de vie ardente». L'échange qui s'instaure entre le corps et l'écriture, entre la chair et les mots, n'est pas équilibré; tour à tour, selon le temps ou les humeurs, l'un se fait la prison de l'autre.

Éric Brogniet
Ce fragile aujourd'hui
Châtelineau
Le Taillis Pré
2007
132 p.

 Ainsi, parfois, «chaque mot devient sexe» pour un bonheur et, parfois, «Fais fracas de tout langage. / [...] / Et ne va plus dire partout / que les mots t'emprisonnent.»

Izoard démystifie le poème en le plaçant dans ce Thorax, c'est-à-dire plus dépendant des états de la chair que de l'inspiration, mais il faut regretter que sa facilité d'écriture dilue l'essentiel de son propos qu'il édulcore par ailleurs de trop de vaines tautologies («Tout attendre de l'attente / et tout aimer de l'amour / et tout écrire de l'écriture»).

Georges Thinès – à 84 ans! – n'en finit pas de nous étonner. Qui plus est, il semble continuer à bien s'amuser si l'on en juge par l'ironie qu'il déploie dans ces nouvelles pages – et on se réjouit avec lui. Sa Mer intérieure est à considérer dans un double sens : comme la Méditerranée des Anciens, puisque ce livre propose une plongée dans l'Antiquité, et comme une métaphore de l'univers intérieur de l'auteur – son for ou son espace mental. De l'un à l'autre, Thinès lance des passerelles, tisse des connivences, revisite les mythes de sorte que «l'intérieur prenne le nom d'illimité», ou, ailleurs, que «L'intraçable intérieur se voit enfin nommé / En paisible lumière d'atrium». Toute la science et la sagesse de Thinès, en partant ainsi à la rencontre de Lucrèce, de Zénon, de Thésée ou des dieux anciens, se manifeste dans l'ironie du regard rétrospectif et critique qui place en parallèle les mythes et les savoirs anciens et son propre grand âge.

Marc Dugardin
Soupirail d'enfance
Mortemart

Avec, pour corollaire, un jugement détaché et amusé sur ce qui se pensait éternel. Mais aussi – Thinès reste éthologiste – un hommage rendu aux insectes (en particulier les coléoptères) dont la beauté et la perfection sont bien antérieures à l'apparition de l'homme et des dieux. Scientifique encore, il salue Erastosthène : «Ne pense pas le centre des océans / Ne pense pas le centre de l'univers / Ton soleil galiléen me suffit De même / Je m'arrête penché sur le puits / D'où jaillit l'aveuglant soleil vertical [...]».

De cet intérieur composé de lueurs et d'obscurité, du pas en avant de la science et du pas de côté du mythe, de l'aura d'un souvenir ou de l'exactitude d'une pensée, Thinès fait émerger des poèmes qui s'équilibrent dans un spectre large qui va des hauteurs panoramiques de ses considérations aux profondeurs colorées d'une métaphysique. Avec une légèreté inquiète («Seul un sourire peut encore sur le désordre / Traduire pour chacun la paix intraduisible»), avec une sagesse espiègle (ainsi des titres «Pause générale du destin» ou «Supplément à la fin du monde»), Thinès propose un recueil d'une intelligence tonifiante.

L'œuvre poétique d'Éric Brogniet est prométhéenne et Ce fragile aujourd'hui, qui vient s'ajouter à une déjà longue liste de livres, ne démentira pas cette tendance. Mais il faudrait néanmoins nuancer et noter que cette affirmation est à prendre comme une orientation du poème, un objectif envisagé mais qui, dans le commun du temps, s'avère généralement hors de portée. «Écrire ceci sera-t-il toujours le testament / Infini de nos pertes / De ce que nous n'atteindrons définitivement / Jamais?» Car l'ancrage premier est sur terre et il importe de le maintenir : «Toute vie se survit d'effleurer l'impossible / Et de ne pas corrompre sa course vers l'impossible». Est-ce à dire qu'il n'y aurait rien à tenter? Non, parce que «Ce qui surgit c'est le passage», qui ne peut lui s'envisager comme un programme planifié, mais réapparaît comme possibilité à chaque jour qui se lève, fût-ce sous forme «de légères apocalypses». Ce que Brogniet scrute, c'est un point de rupture, sans doute d'ailleurs plus intérieur qu'extérieur («La foudre ne naît pas hors l'orage / Mais du cœur même de l'orage») bien que l'habitude des sens ramène sans cesse aux paysages environnants dans lesquels «Nous écoutons ce qui s'effondre / Ce qui s'éteint dans le siècle / Et la douleur qui nous transperce». Ainsi le questionnement de ces poèmes montre une butée sur les perceptions immédiates alors que l'intuition indique qu'il faut juxtaposer l'interne et le perçu («Il pensait être au bout de sa nuit / Mais c'est la nuit qui est en lui») pour que la quête aboutisse («L'éphémère porté à son comble»). Difficile de nommer ce moment (ou ce lieu) où la rupture et l'ouverture se confondent. Et comment réussir ce projet puisque le temps d'une vie passe linéairement, sans arrêt ni retour? Ne reste alors que la possibilité d'exprimer cette tragédie d'incomplétude, qu'à se mettre en danger au creux des mots pour tenter d'exacerber ce qui a été entrevu et lui imposer une durée – et rendre possible la transmission de cette vision. En attendant, il demeure essentiel de se prendre en compte dans le fragile. Chez Brogniet, en amont de sa recherche d'absolu, il y a le souci, inscrit dans la chair, de prendre soin du «témoin infini de toutes les blessures».

Marc Dugardin, dans son questionnement, fait preuve d'une exigence douce – risquerais-je : mystique – qui se manifeste dans un rapport à l'autre. Chez lui, les mots avancent de manière feutrée, les sens légitiment la sensualité qui balise un chemin tendre vers les visages que le poème cherche à capter, à retenir, en offrant un accueil lumineux, quels qu'ils soient «(aux uns le bannissement, aux autres / l'espérance / à tous la bienvenue)». Bien sûr, il n'est pas possible de tout garder ou de tout évoquer, mais il faut essayer discrètement «sinon tout le chant sinon / l'entièreté du jour du moins / l'étoilement d'un visage à venir»; ce qui s'exprime ainsi au futur n'est pas une prudence, ni une pudeur, c'est une manière d'être avec égard, en confiance pour ce qui advient : «et quelqu'un est venu / avec la réponse et le pain». Pour être prêt à cet accueil, il faut parfois s'accommoder de «mots clandestins», ou, devant sa conscience, accepter «tu te souviens de la nuit quand il / n'y avait plus d'issue à la nuit». Toutefois l'existence déploie aussi des formes floues quand «vivre est seulement / une immense vague / d'étoffe et de nudité». Toujours, le poète touche au fragile, mais il veut faire du poème une «fête»; ainsi il ne s'expose pas tant lui-même qu'il n'exhorte «en amont / de tous les commencements» à une vigilance sereine, à une précaution qui fera que «tu t'es réveillé comme on s' / abandonne dans la paume d'un autre». Cette sollicitude pour la douceur prend la forme superbe d'une humanité amicale.