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Critiques de livres

L'imaginaire au pouvoir

Dans ce pays-là, les femmes peuvent accoucher d'un gros morceau de viande de bœuf, ou d'une tête de chèvre « avec des cornes recourbées ». Les voisins se rassemblent autour d'un canard qu'on voit se transformer progressivement en chien. Une feuille déposée dans un autobus se gonfle aux dimensions d'un python pour étouffer le chauffeur. Plus fort encore : le bec d'un aigle immense renferme un escalier d'où descend une femme entiè­rement nue, qui multipliera ses positions lascives à travers dix, à travers mille sosies. Il faut dire que nous sommes en Saturnie, capitale Kinshasa, et que si ces phénomènes merveilleux se manifestent couramment, c'est parce que les sorciers y exercent une grande influence.

Tanfumu est l'un d'entre eux, parmi les plus puissants. Il n'a qu'un rêve, se faire sacrer Empereur, et se montre prêt à tous les méfaits pour parvenir à ses fins. En particulier, il accumule les meurtres, pour pouvoir régaler ceux dont il espère le soutien : car la gent sorcière est friande de chair humaine — pas celle des Blancs, toutefois : « trop de graisse, sans parfum et sans goût, alors que celle des Noirs est excessivement savoureuse. Et qu'en plus elle sent le bouc. »

Kompany wa Kompany, qui nous rapporte la geste de cet Ogre Empereur, est depuis trois ans un écrivain liégeois. Sans doute eût-il préféré continué à jouir auprès des siens de la notoriété que lui avaient valu ses contes, son théâtre et un premier roman, Les tortures d'Eyenga. Les zig-zags de l'Histoire en ont décidé autrement, qui le font vivre dans la ville de Simenon un demi-siècle après le voyage de ce dernier au Congo.

La publication de son dernier livre en Belgique marque un pas de plus1 dans la reconnaissance, par notre pays, de la littérature zaïroise de langue française. Elle revêt par ailleurs un caractère politique évident, serait-ce seulement parce que l'exil de l'auteur est lié à la nature même de son texte : une satire virulente d'une certaine réalité africaine et de ses travers dicta­toriaux, dont la corruption généralisée et la violence ne sont pas les moindres traits. Mais elle représente d'abord la révélation d'un imaginaire prodigieux. Il faut lire, pour leur dérive fantasmatique dont notre culture offre peu d'équivalents, si ce n'est chez un peintre comme Bosch, les trois récits d'initiation enchâssés dans la trame narrative principale : prodigalité des méta­morphoses, cruauté des situations, onirisme sans faille, drôlerie, en définitive, de ce monde où tout est permis, quand la magie travaille pour vous.

Des esprits chagrins regretteront peut-être que l'écriture de ce roman n'ait pas été revue, pour atteindre à une langue plus conforme au bon usage. Tel quel, le texte a le mérite de témoigner de la réalité his­torique de sa production : entre un style livresque, héritage point totalement maîtrisé de l'instruction coloniale, et une formidable oralité, qui ancre L'Ogre Empereur dans la tradition du conte populaire en même temps qu'elle le rattache aux expériences les plus modernes.

Carmelo Virone

Kompany wa KOMPANY, L'Ogre Empe­reur, Bruxelles, Labor, coll. Périples, 1995, 173 p.

1. Après notamment Papier blanc, encre noire, édité par la Cellule « Fin de siècle » chez Labor, Coll. Archives du Futur, 1992.