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Critiques de livres


Philippe JONES
L'ombre portée
Paris
La Différence
2003
127 p.

Etre au monde

Philippe Jones, on le sait, est historien de l'art et on ne s'étonnera pas qu'il choisisse un titre qui ressortit plus à son domaine de prédilection qu'au fait litté­raire. L'ombre portée est, faut-il le rappeler, cette zone que les peintres refusent de voir simplement sombre et qu'ils colorent selon l'incidence de la lumière. On va le voir, même si le livre évoque quelques peintres, son titre lui donne un sens bien plus étendu.

Coutumier de l'essai, poète de longue date, Jones est tard venu à l'écriture de nouvelles, un exercice réputé difficile parce que le genre exige précision et concision. Ici, le style surprend, se fait tantôt énigmatique, parfois trouble, se permet des longueurs. Certains puristes s'étonneront, et pourtant. Pourtant, avec cette manière, Jones épouse au mieux la psychologie et les comporte­ments de ses personnages placés dans des si­tuations banales. C'est ici que l'on retrouve l'ombre : n'est-elle pas l'attribut de chaque homme dès qu'il voit le jour et vient au monde ? La métaphysique a glosé sur le sujet pendant des siècles jusqu'aux spécula­tions les plus improbables mais ce n'est pas le propos ici ; au contraire, il s'agit bien plutôt de toucher à cette petite part de rayonnement ou d'obscurité qui est notre lot à tous. Une manière, pour tout dire, d'habiter le réel. Ainsi l'auteur présente-t-il des situations ou des émotions du quotidien que chaque lecteur pourrait connaître ou ressentir sans s'en étonner. Les nouvelles nous emmènent dans les traces d'un homme qui abandonne à elle-même une femme agaçante parce que, là où il se trouve, il préfère se souvenir d'un ami perdu ; d'un cadre commercial qui va faire son dernier voyage dans un pays peu sûr ; d'une femme qui découvre son visage ridé au moment même où on ravale la façade de son immeuble ; d'un jeune homme épris d'une femme qui se promène dans un parc en poussant un landau ; d'un fatigué de la vie qui se laisse emporter par les flots ; d'un correcteur licencié parce que sa fonction de­vient obsolète ; de deux êtres pour qui l'amour est d'être là où l'autre l'imagine... Jones multiplie les lieux et les situations et traite tous ses récits d'une manière égale : sans illusion mais avec souvent de la malice et toujours de la tendresse. Entre drames et états de grâce, l'idée qui court au fil du re­cueil aborde (je le paraphrase) ces choses de la vie qui font d'elle une aventure fabuleuse. Même si personne n'en sort indemne : im­possible de revenir en arrière et de ne pas nous frotter les uns aux autres — avec des bonheurs divers. La lumière ne vient que de là où quelque chose se consume. Par un complet retournement de situation, c'est en restant au ras du quotidien que ce livre phi­losophe et donne une portée au sens de l'existence.

Pour qu'il y ait une ombre, il faut qu'il y ait une perspective. Philippe Jones la place à hauteur d'homme, à hauteur de regard, comme cela se fait dans la peinture.

Jack Keguenne