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Critiques de livres


Jacqueline HARPMAN
L’orage rompu
Grasset
1998
220 p.

Ce qui n'a pas eu lieu

Cornélie, bien nommée, te voici li­vrée, tu l'as cherché, coquette, le temps d'un voyage en TEE (Trans Europe Express : on ne disait pas, alors, T.G.V....) Paris-Bruxelles, à un débat cor­nélien entre passion folle et sagesse pru­dente. Cornélie tentée par l'inconnu de l'amour, l'amour d'un inconnu. Unité de temps, de lieu, d'action : un homme et une femme en face-à-face romanesque, dans un wagon-restaurant. Est-ce ta profession de statisticienne qui t'a infusé cette indécision d'abord, cette réserve ensuite : on a beau mettre toutes les chances de son côté, on ne sait jamais, un aléa, soudain... Tu es pourtant goulue au lit et à table, tel­lement gorgée de santé et de sang que ton dépucelage a déclenché naguère une marée rouge, et créé « une petite catastrophe dans une société de moyenne bourgeoisie occi­dentale » ; Jacques s'était effaré : « si ma mère voit ça ! » Tu lui as suggéré de s'en­tailler le pouce, mais le douillet a eu peur de se faire mal : « il me paraissait incongru de tant penser à sa mère devant une fille qui venait de lui sacrifier le plus cher trésor des femmes. » Jacqueline Harpman, narquoise, profite de l'épisode pour glisser, mine de rien, un précieux conseil de savoir-jouir : les femmes doivent informer les hommes sur ce qu'elles désirent. Ceci pour qu'elles éprou­vent « l'agrément d'être occupée(s). » Comme cela est joliment et dix-huitièmement dit, avec une pincée de subjonctif imparfait pour faire bonne mesure...

Gourmande, Cornélie. Désirable-désirante. Papilles en éveil sous la caresse d'un closvougeot auquel « mon voisin tint à ce que je [j'y] goûtasse. » Le vin va faire son petit bonhomme de chemin dans les corps et les cœurs, prêter la main à l'impudique tenta­tive de séduction opérée par Cornélie : « c'est mon âme que j'exhibe et avec un ins­tinct effroyable de ce qui plaira. » Cette âme plaît à son vis-à-vis distingué, Henri Guérin, économiste bien pourvu de femme, d'enfants et d'un admirable jardin. Bonace avant l'orage. Fil du rasoir : « Je conçois la passion, mais j'ai peur de m'y li­vrer, et je regarde ceux qu'elle détruit en me disant qu'il est bien beau de mourir pour sa folie, mais qu'il est bien bon de se garder en vie... » Où ce que l'on désire est ce que l'on craint.

La légèreté charmeuse, l'enjouement, la nostalgie d'une mémoire de moins en moins oublieuse, la joliesse coquine (ah, les culottes de petite fille sur la balançoire) de certains propos tentent vaille que vaille de retarder l'instant où se pose, avec de plus en plus d'urgence, la question : qui suis-je ? Fou/folle, ou raisonnable ? Réponse foudroyante (au sens strict) : « on rencontre une femme qu'on ne connaît pas, et c'est soi-même qu'on ne reconnaît plus. » Comme une psychanalyse, il a suffi d'une brève rencontre pour renvoyer Henri à « sa vérité secrète... » Voici un duo engagé dans un qui perd gagne. Quoi ? Tout ou rien ? Le titre du roman est éclairant. Reste le doux amer, la sensation grise d'un gas­pillage, d'un échec, parce qu'on s'est aimé plus que l'amour même. Et un baume qui vaut ce qu'il vaut : « seul ce qui n'a pas eu lieu garde la grâce infinie du rêve. »

Pol Charles