Une détresse bleue
Circulez. Il n'y a rien à voir. Pas d'intrigue. Pas de personnages. Pas d'objets. Pas de paysages. Ce livre s'impose par la seule singularité de son écriture, parce qu'il est une douloureuse litanie amoureuse et n'en finit pas de ressasser son désir : « Dis, le savais-tu, l'as-tu su jamais — désir, oh mon désir, mon infini désir de toi ? » N'en finit pas de se crucifier de questions tandis que tout se délite : faille qui se creuse, rouille qui corrode métaux et sentiments, absence qui succède à une brève présence. Dégradation qu'illustre l'oxymore : une « fureur fragile » est comme la crête d'une vague prête à s'effondrer. « Après, il n'y a rien. » Erosions minuscules — si bien qu'on ne s'étonne pas de l'abondance des « presque », des « un peu ». La phrase, d'une page à l'autre, enregistre ces légers décalages, y acquiert un tragique tremblé : « Mouvement d'insecte sur le mur. / Ce mouvement d'insecte, engourdi, cette patience de pattes, de mandibules... » — « la présence des peuples oubliés... / définitive absence autour des peuples oubliés... ». Le bonheur paraît exclu, ou enfui. Procès-verbal d'un désastre. Constat d'une détresse « bleue » — comme on a le blues. Solitude. Vanité même du désir : Mais quelle histoire qui fût la vôtre aurais-tu désirée ? Inanité de l'écriture, cette trace de l'encre, souillure absurde et bleue... Que faut-il donc expier ? Est-on punie de s'être révoltée contre l'ordre des choses ? Jusqu'à quel renoncement faut-il capituler ? Jusqu'à bannir impitoyablement de sa mémoire blessée la nostalgie de la « reliance » (« les regards parlaient des eaux mêlées, de ces mers confondues quelque part, en de lointains milieu »), celle du cercle où ne se distinguent plus ni terme ni origine, symbole de complétude ? Jusqu'à s'enfermer sous l'omniprésente surveillance des chiens, gardiens qui interdisent également que l'on pénètre et que l'on s'évade ?
C’est une taraudante torture qu'infligé à l'amante l'ordre des choses. Sous laquelle elle se cabre — et le rythme de la phrase s'oppresse, se désarticule : mots haletants, jetés, déjetés. Sous laquelle elle renonce, consent en un apaisement dérisoire au scandaleux, à l'inexpiable — et la prose se mêle d'alexandrins pour composer superbement « un ouvrage de veuve aux larmes souterraines... »
Pol Charles
Monique DUSSAUSOIS, L'ordre des choses, Talus d'Approche, 1998.