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Critiques de livres


Caroline LAMARCHE
L'ours
Paris
Gallimard
2000
142 p.

La mort à fourrure

Femme, 40 ans, milieu aisé, mariée, deux enfants, un amant qu'elle vient de quitter, souhaite devenir chaste pour se consacrer pleinement à l'écriture. Contrairement à celle qui figurait dans La nuit, l'après-midi, où l'héroïne répondait à une invitation sadomasochiste, cette petite annonce n'apparaît pas telle quelle dans L'ours, dernier roman de Caroline Lamarche, mais demeure à l'état de vœu que se formule la narratrice. Pourtant, son appel sera entendu : par un prêtre qui a lu son précédent roman et lui écrit à ce propos une lettre suffisamment pertinente pour lui donner envie de le rencontrer. Appel para­doxal à priori (nul n'a besoin de personne pour ne pas faire l'amour), mais qui se ré­vèle nécessaire comme mise à l'épreuve. Fable d'un autre temps ? Ce prêtre est un universitaire brillant, fin lettré, mais qui n'occupe qu'une chaire de vérité dans une petite paroisse de campagne. Il habite un presbytère à l'ancienne, que de grands arbres mettent à l'abri des regards et des morsures du soleil et qu'il partage avec quelques étudiants. L'écrivain et le prêtre se rencontrent, sympathisent immédiatement, approfondissent leur amitié au fil de longues promenades, de conversations intenses, de séance de lecture où elle lui livre les textes sur lesquels elle travaille, rien de plus, mal­gré affinités. Si l'homme (qui ne sera jamais nommé autrement que le prêtre) ouvre à la femme la porte de sa chambre, c'est pour lui permettre de rejoindre la thébaïde du pres­bytère, où elle poursuivra l'écriture de son roman. Lui-même se repliera dans une petite pièce sous les combles. Chaste : il n'a jamais éjaculé, même durant son sommeil, va-t-il jusqu'à confier à la narratrice. Pourtant, un jour, elle commence à se dévêtir devant lui, jusqu'à ce qu'il arrête son geste, trop lourd à supporter. Pourtant, la tête appuyée sur les cuisses maigres du prêtre, elle sentira soudain « le sexe le plus réactif, le plus dur, le plus énorme [qu'elle ait] jamais connu ». Mais qu'elle ne connaî­tra jamais autrement, même s'il l'obsède. Une décision épiscopale mettra un terme à cette passion inaccomplie. Pour répondre au manque de personnel ecclésiastique, le prêtre est muté à un autre poste. Malgré les prières de ses amis, il obéira à sa hiérarchie, comme il l'a toujours fait. L'année scolaire se termine. Les étudiants, dont la narratrice avait appris à partager la compagnie et les rêves fervents, mettent la dernière main à leurs travaux avant de rejoindre leurs fa­milles ; la vieille maison de curé se vide peu à peu de ses meubles et de ses occupants. Au moment de le quitter, la narratrice montre au prêtre deux cartes postales qu'un des étudiants lui a envoyées, des reproduc­tions de tableaux d'Egon Schiele. L'un s'in­titule La jeune fille et la mort et représente une femme enlaçant avec fougue un moine décharné. L'autre montre un couple faisant l'amour, des corps nus et ardents. C'est cette dernière image que le prêtre empor­tera avec lui.
La fable émeut, ne serait-ce que par le por­trait, admirable de subtilité, qu'elle donne du prêtre et des relations qu'il noue avec son entourage. Elle pourrait aussi bien prêter à sourire par ses allures de « roman provin­cial » aux préoccupations d'apparence dé­suète. A trop s'y attarder, cependant, on passerait à côté du travail littéraire qui donne à L'ours sa pleine signification. Car l'histoire n'est qu'un élément du vaste ré­seau symbolique dont le livre déploie la car­tographie.
Rêves, souvenirs, images, analogies, corres­pondances : tout concourt à déporter sans cesse le texte vers un au-delà de lui-même, « part maudite », nœud secret de violence, au plus près du combat que se livrent élan vital et pulsion de mort. C'est là sans doute que se cristallise la divergence fondamentale entre le prêtre et la narratrice, en même temps que se noue leur passion. Désir, ou­verture sensuelle sont omniprésents dans son monde à elle, à commencer par les fleurs qu'elle lui donne lors de leur premier rendez-vous, lupins qui se dressent comme des serpents, pivoines au cœur « lisse, fendu en son milieu », en tentation de sexe offert. Dans l'univers du curé, au contraire, le corps n'a pas la moindre place. Et le désir de chasteté, pour la romancière, est encore une façon de se rapprocher de la vie, par l'écriture. Mais pour le prêtre ? Une autre trame narrative se déroule en contrepoint à la première, et éclaire le sens à donner à cette question. Elle est consti­tuée de souvenirs d'enfance que la narra­trice rapporte par fragments. Jusqu'à l'âge de quinze ans, elle a passé toutes ses va­cances en Espagne, vivant dans un chalet que sa famille partageait avec Blas, un guide de montagne qui les accompagnait dans leurs promenades, et sa petite fille Mariuca, chargée des tâches ménagères. La jeune va­cancière était éperdument amoureuse de Blas et s'était fait de Mariuca une amie. Un jour, le guide leur avait signalé la présence d'un ours, mais elle-même n'avait rien vu, qu'un buisson violemment agité. Scène dé­risoire, mais fondatrice pour l'enfant : comme la vision d'un buisson ardent et l'intuition fulgurante du lien qui unit le désir le plus extrême et la mort. A ses côtés, Mariuca semble partager sa conscience se­crète. Ce n'est qu'au terme du roman que l'on comprend que l'expérience fondatrice, et destructrice à la fois, de cette dernière était tout autre, quand on apprend son sui­cide à quinze ans et qu'on devine (car la ro­mancière a le talent de suggérer, plutôt que de nommer) que le beau guide dont l'une était amoureuse était pour l'autre un père abuseur.
Laissons le dernier mot à la narratrice, quand le prêtre est parti et qu'elle retourne à son écriture : « Je redeviens petite, je rede­viens une enfant, et c'est à lui, que tous ap­pellent "Père", que je donne le plus secret de moi-même, ce que nul ne peut prendre. »

Carmelo Virone