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Critiques de livres


André BEEM
Loxias
Luce Wilquin
collection « Hypatie »
1997
224 p.

André Beem, un romancier de « conscience-fiction »

Voici un peu plus d'un an, André Beem nous donnait Portez cela plus loin, une fable philosophique cen­trée sur un personnage comme sorti tout droit du Tao ou d'une doctrine spirituelle orientale. Il avait baptisé son héros d'un bien curieux nom : « maître Soixante-douze ». Un tel antécédent incite à lire son Loxias comme étant un pastiche ou un ca­nular de la même veine. A cette nuance près qu'André Beem récidive en s'inspirant de certaines figures de la philosophie et de la mythologie antiques. Son Loxias désigne en effet le dieu Apollon, dans sa fonction par­ticulière de prononcer des oracles ambigus, donc de s'exprimer de manière oblique. Mais alors que l'auteur de Portez cela plus loin prenait à son compte les paroles d'un maître du vide parfait en avançant d'un pas léger, avec Loxias, sa réflexion sur le sens du monde dans ce qu'il a de dérisoire, et sur celui de la vie dans ce qu'elle a de vain, s'af­firme avec plus de poids. Parce que le Loxias d'André Beem est marqué du pli de l'amertume, on peut ressentir la confidence comme étant plus authentique. Le Loxias s'ouvre par la longue confession d'un maître (le « Professeur ») à son disciple, ou, qui sait, d'un père à son fils. Tous les aléas d'une quête spirituelle s'y trouvent tour à tour mêlés et démêlés. André Beem doit aimer semer le doute pour faire naître son Loxias grec à l'époque de Périclès, et lui trou­ver un lointain épigone six siècles plus tard à Rome dans la peau d'un Pseudo-Loxias. Dans un deuxième temps, Beem rassemble les paroles que ce Pseudo-Loxias aurait pro­noncées et dont la formulation est souvent percutante. C'est ainsi qu'il retourne comme un gant la phrase la plus célèbre attribuée à Socrate, quand il prescrit « Connais-toi autre ». Le livre se referme par la réponse du pupille au tuteur. Mais jusqu'à quel point l'auteur invente-t-il le personnage du Pseudo-Loxias sur lequel il s'appuie comme sur un bâton, auquel, du reste, il le compare ? Sous le triple déguisement du « Pseudo-Loxias », du Professeur et de son élève, André Beem a truffé son livre de références à une culture classique dont il a fait son miel, et il n'est pas jusqu'au titre qui ne fasse penser à quelque dialogue de Platon comme le Gorgias. C'est dire si ce livre est un véritable jeu de piste. Difficile de résumer le Loxias, tant le texte forme une sorte de tresse se nouent, dans un mouvement de va-et-vient, les sou­venirs personnels, les considérations mo­rales et les dialogues fondés sur la maïeutique. A chacune de ses phrases, Beem fait la preuve d'un sens accompli du discours et de ses périodes, ce qui apparente sa démarche à la rhétorique. Mais son entreprise se double d'une nette tendance à la digres­sion, révélatrice de son admiration sans ré­serve pour le grand roman de Lawrence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme. Que cela plaise ou non, Beem égare volontiers son lecteur sur les chemins d'une existence dont il connaît les impos­tures. Ce goût prononcé pour la mystifica­tion culmine dans un bref récit hautement pittoresque et cynique. L'auteur y raconte la supercherie orchestrée par un pseudo ­faux ivrogne — le Professeur — qui prend un malin plaisir à faire mine de pratiquer son vice au grand jour pour provoquer le scandale. Une authentique parabole ! André Beem déclarait récemment que s'il ne devait subsister qu'une seule phrase de son Loxias, ce serait : « Souvent qui m'approuve, quand je le dévisage, me fait soudain douter de moi. » Cette marque de scepticisme montre à quel point il est habité par un sens dialectique des rapports avec autrui, y com­pris dans la relation sexuelle et dans l'utopie d'un langage et d'un enseignement dont on apprendrait autant par les caresses que par la parole. Et lorsqu'il se propose de traiter de la « porosité du moi », concept qu'il ne dé­veloppe que trop peu, c'est en vue d'aban­donner le personnage que l'on joue pour se justifier d'être au monde, alors qu'on n'y est pour rien. André Beem n'en reconstitue pas moins un monde à l'abri de celui qui l'a déçu en le cherchant chez les Anciens dont il se réclame. Une manière de se retirer dans sa tour d'ivoire.

Philippe Dewolf