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Critiques de livres

Nicole Malinconi
Au bureau
La Tour d'Aigues
Éditions de l'Aube
134 p.

Une vie de bureau
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 148

Loin d'être antinomique, le couple vie-travail existe bel et bien et occupe un espace souvent considérable dans la vie de chacun, qu'on le déplore ou pas. Non que les intéressés, ces personnages que Nicole Malinconi désigne de leur seul prénom au mieux, n'aient pas une vie au-dehors, ou même une vie intérieure, mais celle-ci se dépouille dès qu'ils pénètrent au bureau, ce lieu impersonnel dont l'auteur fait le théâtre symbolique de son dernier roman. Parfois leur présence n'est qu'allusive, à peine évoquée, presque anonyme – «une ……» –, comme si cela n'en valait pas la peine. Ce n'est bien sûr pas le cas, mais une manière de dire, reproduire un discours, une rumeur, une mimique, à quoi on reconnaît la réceptivité, l'humanité de l'auteure qui se devine sous un relief discret et si singulier. En effet, Malinconi s'y entend en matière d'allusion. D'un simple signe, d'un mot à l'écart ou d'une ponctuation, parfois, elle suggère, décrit, déploie ce qui demanderait un paragraphe entier à d'autres. À travers quelques figures, quelques noms, auxquels, à tour de rôle, un chapitre est dévolu, elle installe progressivement tout un réseau de relations, une microsociété qu'anime bientôt, mine de rien, la vraie vie. Non pas à la façon d'une «grande famille», qui n'existe que dans les discours officiels de la direction ou de ses porte-voix, qui s'adressent au «petit personnel», lors des réceptions de fin d'année, des mises à la retraite ou encore d'annonces de restrictions, mais selon un rapprochement d'individualités confrontées à un destin commun. Se révèlent alors des liens insoupçonnés entre gens concernés par le même phénomène d'usure ou d'exclusion qui vont ensemble se découvrir une aspiration imprévue à la solidarité. À partir de petits riens ou presque, de noms sans corps ou visages évidents, de silhouettes apparemment falotes, Malinconi va développer une vitalité nouvelle en leur donnant en partage cette humanité dont elle est si prodigue à bas bruit. En douceur donc, mais irrésistiblement, une histoire se met en branle, des personnages prennent consistance et l'engagement du lecteur se resserre. De notations infimes, isolées, le langage se précise, se densifie. Et bientôt, au-delà d'une poignée d'individus, c'est un problème de société qui est dénoncé et contre quoi il faudrait se révolter sans doute, si ne l'emportait la force de l'habitude ou si la force de la vie malgré tout, comme la promesse d'une naissance, ne remettait tout en question. Ce qui lie durablement le lecteur au texte, c'est sa fonction empathique, si efficace dans sa discrétion qu'elle communique presque sans mots l'impression d'être au-dedans : à l'intérieur de l'histoire, dans le discours même, dont les variantes de transcription, de ponctuation, de graphie induisent l'étourdissante vérité. Déjouer la langue, ne pas se laisser piéger par le tout-venant, le machinal, l'imposé, l'étiquette, la mode, l'autorité, la hiérarchie, comme l'illustre si bien son Petit abécédaire de mots détournés, telle est la leçon sans maître que délivre une fois de plus Nicole Malinconi.