Régine VANDAMME
Ma mère à boire
Le Castor Astral
coll. Escales du Nord
2001
128 p.
Ma mère, mode d'emploi
Dans ce premier roman, Régine Vandamme a choisi de lever un coin du voile sur le vaste domaine des relations entre mère et fille. En parcourant le livre, une chose frappe d'emblée. La plupart des courts chapitres qui le constituent commencent précisément par ces deux mots : « Ma mère », répétés comme une formule rituelle, une ritournelle obsédante. « Ma mère fume », « Ma mère boit », « Ma mère a mal aux dents », « Ma mère va chez le psy »... On croirait l'énoncé de ces sujets de rédactions que l'on nous donnait à l'école primaire. Et en élève zélée, non moins que douée, ce n'est pas un portrait que la narratrice fait de sa mère, mais dix, vingt, cinquante. Le procédé aurait pu être lassant, tomber dans le catalogue ou se réduire à une suite de variations sur un thème imposé : il est au contraire touchant et juste. A elle seule la répétition montre combien est grande l'influence exercée sur sa fille par cette mère qui est partout (et dont l'omniprésence n'est jamais si manifeste que lorsqu'elle est absente) ; qui envahit chaque instant de son existence, première pensée du matin, souffle qui donne la vie. Le livre s'ouvre d'ailleurs symboliquement sur la langue maternelle, ce flatte vlaams qui ne sert qu'à échanger des banalités météorologiques. Mais il dit en chacune de ses pages la difficulté de communiquer : c'est pourquoi la narratrice ne cesse de revenir vers son objet, par l'effet d'une fascination-répulsion apparemment inépuisable, d'une secrète et paradoxale admiration teintée de dégoût et de colère rentrée.
Car cette mère, comme on dit familièrement, il faut « se la farcir ». Depuis le jour où elle a décidé de larguer les amarres et de s'en aller vivre en Espagne une histoire d'amour qui a fait naufrage, son existence n'a plus été qu'une lente descente aux enfers, un suicide à peine déguisé. Malade, déprimée, elle laisse sa vie partir à vau-l'eau. Elle s'isole, passe son temps devant la télévision, se réfugie chaque jour davantage dans la dépendance. Son corps se dégrade au même rythme que son esprit. La narratrice jette sur cette évolution un regard sans agressivité, mais aussi sans complaisance. Elle a des mots durs, insoutenables presque, pour décrire la déchéance physique de sa mère, cette « épave », cette « charogne » en qui elle a du mal à reconnaître la femme à la beauté altière qui lui a donné le jour. « Ma mère est un corps qui fuit », résume-t-elle brutalement. Elle évoque la décrépitude jusque dans ses aspects les plus sordides : la perte des cheveux due à la chimiothérapie, la saleté incrustée dans les ongles des pieds, la peau naguère si soignée et qui « n'est plus qu'un chiffon de rides sur lequel flottent mollement ses seins comme des poissons morts sur leur flanc ».
La thématique du sein maternel traverse le livre comme un leitmotiv, de même que l'évocation des odeurs : « Ma mère remplit l'air, l'espace, le temps de ses odeurs : fumée de cigarette, vin, parfum capiteux par-dessus, relents de cuisine. Toutes ces odeurs mêlées masquent la sienne. » Si ces préoccupations occupent une telle place dans les pensées de la narratrice, c'est parce qu'un jour quelque chose a fait défaut : l'amour, la parole qui dit l'amour. Le désir d'être aimée et d'aimer en retour qui lui fait vouloir, contre elle-même, le salut de cette mère à la dérive : « Je ne suis pas prête à la perdre avant d'être sûre qu'elle m'entende lui dire que je l'aime. » Régine Vandamme a réussi, dans ce premier livre, un portrait à la fois plein de nuance et de violence, où l'ampleur et l'horreur du drame quotidien se manifestent dans l'observation minutieuse des petites choses. De quoi baliser un peu plus le vaste territoire des relations familiales ; un territoire dont on n'a jamais fait le tour, dont chacun(e) doit redessiner à sa façon la cartographie mouvante. Tout au plus pourrait-on parfois lui reprocher de filer un peu trop la métaphore, de se laisser aller à des jeux de mots dispensables, ou les deux à la fois (« Et nous, petits fantassins de sa fantaisie, nous allions avec des mines impersonnelles, au front d'acariâtres marchands de tabac, lui acheter sa bombe à retardement, en petites douilles au garde-à-vous dans un étui sur lequel... », etc.). Mais en dépit de cet excès ponctuel de virtuosité, il ne fait pas de doute que, par la force de son contenu, ce livre parlera à beaucoup de femmes — et aussi, on l'espère, à beaucoup d'hommes.
Daniel Arnaut