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Critiques de livres


Eugène SAVITZKAYA
Marin mon cœur.
Minuit
1992
90 p.

Les métamorphoses de Savitzkaya

Livre traversé par le plaisir de dire, de s'émerveiller soi-même de ce qu'on raconte, livre de conte de fées, avec ses « alors » qui rythment la relance de l'imaginaire. Marin mon cœur, objecti­vement, ne raconte rien d'extraordinaire : les moments de la vie d'un enfant qui. bébé, découvre le monde, mange, dort et refuse de dormir, s'étonne des changements qu'il repère autour de lui. estimant la répétition plus agréable, jette tout ce qu'il trouve à sa portée par la fenêtre, mange de la terre, grandit et aussi, en retrait, les moments de lu vie de son père, liée à la sienne, un père attentif, étonné, à l'écoute de cette vie qui s'invente et prend corps, là, devant lui.

Tout simple ce livre, oui. dans sa relation du quotidien, mais le regard et les mots peuvent tout changer. Il suffit d'appeler le père « le géant » et l'enfant «  le nain » de regarder tout cela d'un peu plus près, comme à la loupe, et les images accourent et le quotidien sort des ses gonds, légère­ment. La réalité s'en trouve enchantée, tous les faits et gestes grossis, dilatés jusqu'à glisser dans l'étrange infiniment révélateur. Tout glisse et bascule d'ailleurs dans ce livre émerveillé et inquiet : le temps de la narration, qui passe sans arrêt du présent au passé simple et au passé composé, comme le sujet qui erre du « je » au «  il » en passant par le « tu » parfois. Aléatoire savant de l'écriture qui installe un brouillard au sein duquel la réalité devient autre, plus noire et lumineuse, plus étonnante et plus vraie.

Grand art que celui d'Eugène Savitzkaya. auteur de quatorze livres déjà. Grand écri­vain à qui l'on doit Les morts sentent bon qui racontait l'histoire extraordinaire d'un homme naïf et muet, sans père et sans mère, accompagné d'un ours et d'un cochon, qui part en mission pour le roi. dans toutes sortes de contrées fabuleuses qui ressemblent à la Chine, à Kazan. à Hambourg puis à Liège où s'achève l'histoire après des péripéties étonnantes et merveilleuses, à qui l'on doit aussi Lu traversée de l'Afrique qui dit la vie recluse en poésie, la vie rêvée, hors du monde, dans une petite communauté de jeunes gens heureux mais tristes encore tout imprégnés d'enfance. Livres clinquants et doux, ouverts comme Marin mon cœur sur le merveilleux, pleins de pièges et d'en­chantements, d'innocence et de perversité mêlées. Les couleurs de boucherie nous donnait à voir d'étranges jeux interdits fascinants. Tous ces livres bizarres rôdaient autour du monde de la secrète enfance, de son imaginaire terrifié, ébloui. Comme aujourd'hui fait Marin mon cœur ou ce drôle de petit livre, très étrange et très proche, intitulé L'été : papillons, ortie, citrons et mouches, publié par La Cécilia. où l'univers le plus familier — celui du jardin — subit d'étranges transformations par la vertu du regard et des mots, par le pouvoir fabuleux de dire le monde et d'inventer le réel. La dernière phrase du livre ne dédie-t-elle pas l'ouvrage « au roi de l'air encore vi­vant et à ses métamorphoses » ?

Michel NURIDSANY

Eugène SAVITZKAYA. L'été : papillons, ortie, citrons et mouches. La Cécilia. 1992