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Critiques de livres


Raymond MASAI
Le Café du Nord
Cuesmes
Ed. du Cerisier
2004
142 p.

Le Café du Nord

« Lucie, Lucie, qu'as-tu donc fait à Dieu ? »  Le roman commence sur une incanta­tion et un anéantissement. Le 10 mai 1944, les alliés bombardent Tournai. La fin de la guerre s'annonce ; pour Lucie, c'est comme la fin de la vie. « Elle est là, les racines en l'air. Prête à dessécher. » Elle ne retrouvera pas le corps de son homme, sans doute enfoui sous les dé­combres de la gare. Tué par les alliés, « Quelle bien curieuse manière d'offrir la liberté ! » Avant lui, il y avait eu les parents de Lucie en 40, sous les bombes, allemandes celles-là. Puis Jean, son fils, arrêté pour ses activités dans la résis­tance, et dont elle savait seulement qu'il avait été emmené du camp de Breendonk vers l'Allemagne ou la Pologne... Lucie s'enferme avec ses fantômes. Elle ne quitte plus son village de Kain, se bannit à jamais de Tournai, la ville toute proche qui lui a tout pris. Elle vit entre son jardin, ses petits boulots, ses rares voisins, les livres de la biblio­thèque et les journaux qu'elle dévore, sa colère, que le temps et les lectures vont peu à peu transformer en conscience et en lucidité. Lucie admire ceux qui ont lutté contre le fascisme, souvent au prix de leur vie, souffre avec les femmes des mineurs étouffés dans les boyaux de la mine du Bois-du-Cazier en 1956, prend parti pour les cent septante mille chô­meurs et les petits salariés du pays qui sont menacés par le projet de Loi Unique en 1960.

L'essentiel du récit tourne autour des événements sociaux et politiques des années 60 et 6l en Belgique, sur fond de la guerre qui persiste dans le cœur de Lucie, par l'absence sans cesse présente de ceux qu'elle y a perdus. Mais avant tout, il nous dessine la reconstruction d'une femme glacée, asséchée par la souffrance, il nous raconte le lent dégel de ses sens, les sentiments qu'elle laisse éclore à nouveau, la vie qui revient, brû­lante, dans l'engagement aux côtés des grévistes de l'hiver 60. C'est l'arrivée impromptue d'Antoine qui ravivera d'anciens émois et permettra l'éveil à une nouvelle vie. « Jeune comme Jean, son fils ; beau comme l'était Maurice », le mari. Antoine lui ouvre aussi ses fa­milles : ses enfants et ses compagnons de lutte. Lucie va manifester, faire la soupe pour les grévistes, lire le Manifeste du Parti Communiste, discuter des avan­cées et reculs des différents syndicats dans le mouvement de grève, de la radicalité d'un certain André Renard à Liège, de la répression des gendarmes et de l'armée, des difficultés qu'affronté Lumumba au Congo... C'est pour tout ça, et pour Antoine que Lucie lèvera son bannissement de Tour­nai, la ville maudite. Inquiète pour An­toine, pris dans une manifestation hou­leuse, elle franchira la frontière qu'elle s'était interdite pour rejoindre le centre névralgique de la contestation, « Le Café du Nord ». La chaleur, la solidarité des gens qui luttent, pour eux-mêmes et pour les autres, finiront de ressusciter Lucie. « Pour peu, ils auraient remercié Eyskens de leur avoir offert des heures aussi riches. »

Un roman simple et beau, riche de mé­moires et d'histoires humaines. Il prend fin sur l'envol de Lucie « les racines, en terre, les racines au cœur ».

Laurence Vanpaeschen