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Critiques de livres

Autour de Max Loreau

Quelques mois après la mort du philosophe et poète Max Loreau. survenue le 7 janvier 1990. le Collège international de philoso­phie, qui avait projeté dès l'automne de 1989 de consacrer une séance à son grand et dernier livre La genèse du phénomène. devait rendre hommage à ce penseur plutôt solitaire et à l'écart des institutions, bien que son œuvre originale et forte lui ait assuré de nombreux amis et lecteurs. Le recueil des textes de cet hommage que les Editions Lebeer-Hossmann viennent de publier clans leur collection - Philoso­phiques reprend la plupart des interven­tions faites à cette occasion, dont celles de Michel Deguy, Eric Clémens, Bruno Van Camp, Robert Legros et Henri Raynal. A celles-ci ont été ajoutés un texte inédit de Roland Hinnekens sur la poétique de Max Loreau. la transcription de l'entretien radiophonique qu'avait donné l'auteur à Jacques Bauduin pour l'émission Arguments (RTBF) en novembre 1987, ainsi qu'une longue lettre de Jacques Derrida, lettre qui tient lieu de témoignage et de portrait pénétrant, au dire de Francine Loreau qui a partagé la vie de ce philosophe pendant de longues années et qui signe l'introduction au volume.

C'est également par des éléments de témoi­gnage que Michel Deguy ouvre son texte pour évoquer aussi bien la personnalité que la pensée de cet ami que fut pour lui Max Loreau. Du sourire à la courtoisie et à l'hu­manité de son hôte, dont il nous parle avec autant d'intensité que de rigueur, l'auteur insiste par la suite sur cette confrontation de Loreau avec son temps et qui donne lieu chez celui-ci à une combinaison vive et remuante entre un intérêt fort marqué pour ce qui est moderne dans les domaines de la création littéraire, plastique et musicale, comme dans celui de la pensée philoso­phique, d'une part, et un mouvement de re­trait et de conservation qui l'incitait à une extrême suspicion à l'endroit du tout venant des manifestations contemporaines du champ culturel et des productions se récla­mant du post-moderne, d'autre part. Sur le terrain fondamental de la philosophie, c'est clans le sillage heideggerien que s'impose dans un premier temps la réflexion de Loreau. réflexion qui fait preuve d'une puis­sance exceptionnelle de clarification, insiste Michel Deguy, selon une démarche qui, bien que dirigée vers le phénomène comme éclat des apparences, achèverait la tradition phénoménologique, avance pour sa part Eric Clémens.

Car si depuis maintenant plus de deux siècles la philosophie se confronte à elle-même selon une approche critique à l'égard de sa propre tradition, afin de se débarrasser de ses charges métaphysiques et ainsi s'ou­vrir sur un autre commencement, cela im­plique, chez Loreau. de renoncer à toute méthode régressive ou destructive (qui ferait poursuivre l'antérieur par le postérieur selon ses propres mots), car le phénomène ne peut apparaître depuis la langue de la métaphy­sique (Clémens). La pensée d'un autre com­mencement est alors celle d'un commence­ment pour penser le commencement, la genèse, l'apparaître. écrit encore Clémens, dans un texte court mais qui. en s'attachant à explorer la méthode critique que va dé­ployer l'auteur dans son questionnement philosophique, éclaire un aspect essentiel, fondamental, de la réflexion de Max Loreau. Un second point, fort lié au premier, sur le­quel insistent Michel Deguy comme Eric Clémens. concerne l'idée de genèse en ce sens qu'elle renvoie à celle de fiction : la genèse est bien genèse de la parole pre­mière approche de la fiction (Clémens). Aussi, en écrivant que la parole, à la diffé­rence de la vue. n'est jamais donnée, elle est un maniement d'avènement, Loreau nous fait remonter à un des textes fonda­teurs qui a suscité sa réflexion et qui est aussi à l'origine de la critique qu'il adresse à un des aspects fondamentaux de notre tradition philosophique. Il s'agit de ce pas­sage de la République de Platon, qui pré­cède l'allégorie de la caverne, où il est question de la vue comme d'un sens privi­légié et sur lequel modèle se conçoit, à par­tir de Platon et pour la tradition philoso­phique occidentale jusqu'à Heidegger, le rapport à la vérité. Cette question est au cœur du texte que consacre Robert Legros à Max Loreau, question sur laquelle ce der­nier s'est aussi largement expliqué dans l'entretien qu'il avait donné à Jacques Bau­duin.

La radicalité de la réflexion de l'auteur de La genèse du phénomène est très bien ren­due dans cet ensemble de textes, en parti­culier dans l'entretien de 1987 alors que Loreau, souscrivant à l'exigence du ques­tionnement radical comme mode de pensée fondamental pour la philosophie, soutient : Je ne mis pas au nom de quoi on pourrait y renoncer ou alors il faudrait mettre fin à la philosophie. Ce serait faire le jeu de l'état actuel de la société, de la société technique dans son état acquis. Ce serait comme un état de soumission, un arrêt de l'histoire. Aucune pensée philosophique, poursuit-il. ne peut adhérer à une chose pareille. Le propre de la pensée philosophique est préci­sément de s'engager dans un questionne­ment aussi radical que possible quelles qu'en soient les conséquences, ce qui ne si­gnifie pas que ces conséquences doivent être considérées comme un état de choses qui doit entrer dans Ici pratique. Il va sans dire que le débat autour de l'engagement poli­tique de Heidegger est à l'horizon de la précaution ici prise par Loreau et qui consiste à poser l'exigence de radicalité seule capable d'ouvrir une pensée possible qui soit aussi une pensée fondée, sans pour autant devoir soumettre directement l'agir au questionner.

Pierre Yves SOUCY

Max Loreau (1928-1990), Contributions de P. Alecbinsky. Fr. Loreau, M. Deguy. E. Clémens. B. Van Camp, R. Legros, R. Hinnekens. H. Rainai. J. Derrida, J. Baudnin. Bruxelles, Ed. Lebeer-Hosmann, coll. Philosophiques. 1992, 136 p.