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Critiques de livres


Alexandre MILLON
Mer calme à peu agitée
Le Dilettante
2003
152 p.

La vie est ailleurs

  Mer calme à feu agitée commence par tracer le portrait d'un homme gros et mou qui regarde les émis­sions du Télé-achat et pleure devant Les feux de l'amour. Mais très vite, Alexandre Millon met le holà à cette esquisse et nous signale que ce personnage n'est pas le héros de son livre mais quelqu'un que celui-ci imagine. Alors nous comprenons que, comme déjà La ligne blanche paru aux édi­tions Luc Pire en 2001, ce roman ne se dé­roulera pas dans la réalité tangible (si tant est qu'un roman puisse s'y dérouler) mais dans un ailleurs qui lui est contigu, dans le fantasme. Ce qui nous est confirmé tout au long des quelque cent cinquante pages qui suivent, tant monsieur Salandon possède la faculté de remplir l'espace vide et blanc de son appartement de fictions qui viennent combler ses manques affectifs et sexuels. Qui est vraiment cette Camille Roose qu'il y voit et qui est peut-être morte, peut-être droguée, peut-être juste endormie ? Qui n'est peut-être même pas couchée là ? On croit comprendre qu'elle a à voir avec la ré­miniscence d'un amour de ses jeunes an­nées, un amour jamais vécu et jamais guéri. Qu'elle serait davantage une idée de femme qu'une femme réelle, comme n'était qu'un ersatz la poupée gonflable avec qui il parta­geait autrefois son studio. A moins que pas. On ne sait jamais où est la vérité. Sauf qu'il est évident que si monsieur Salandon avait la fibre artistique, il serait romancier. Ou cinéaste tant son imagination est visuelle (un Woody Allen bruxellois ?). Et s'il était musicien, lui qui écoute de la musique sans arrêt, pour ses pouvoirs évocateurs (Monteverdi, Arno, Jan Garbarek, Ry Cooder...), il ferait naître du silence une musique mélancolique. Une musique qui lorsqu'elle s'éteindrait laisserait quelques notes suspen­dues, comme des traces dans une psyché mallarméenne.

Cette vie psychique active, cette vie dans un second degré, cette vie déréalisée qui ne cesse d'affirmer ce qu'elle n'est pas (« ce nouvel an ne sera pas le remake du mariage princier entre Philippe et Mathilde (...) Ni l'ambiance féerique devant le château authentiquement toc de la Belle au bois dor­mant à Disneyland Paris. Ni la fièvre du jeu à Macao... »), on pourrait dire que l'écri­ture d'Alexandre Millon en porte les marques. Ou qu'elle en est le double. Puisqu'y abondent — sans préciosité — métaphores, comparaisons, aphorismes, traits d'humour et autres outils rhétoriques qu'utilisent parfois les écrivains qui ont dé­cidé de nous dire, entre autres, l'état mental de leurs personnages. Et à travers eux, un état du monde actuel. Oh, bien sûr, Mer calme à peu agitée n'est pas un roman à thèses, n'a rien à voir avec Houellebecq (plutôt avec Régis Jauffret — la noirceur en moins) mais, en pointillé et n'ayant l'air de rien, il nous laisse ce sentiment quelque peu amer que la vie d'aujourd'hui est construite sur beaucoup de vide et de solitude.

Michel Zumkir