pdl

Critiques de livres

Pierre Mertens
Les chutes centrales
Bruxelles
Le Grand Miroir
2007
217 p.

Leitmotiv
par Laurence Ghigny
Le Carnet et les Instants n° 149

«Seule compte la musique», affirme l'un des narrateurs du recueil, elle qui apparaît dans l'ensemble de ces nouvelles, soit comme simple élément d'une énumération, soit de manière plus appuyée servant de base à des considérations d'ordre musicologiques. De Mozart aux Rolling Stones en passant par Haydn, Wagner, La Callas, Barry White, Dave Brubeck, elle se retrouve dans ces récits qui se déploient à la troisième ou à la première personne. Comme si le rock, le jazz, l'opéra… avaient le pouvoir de sauver du vide, de la béance qui s'emparent des personnages. Expérience comparable, dans une certaine mesure, à celle d'Antoine Roquentin, le narrateur de La nausée, qui trouve un réconfort dans l'écoute de «Some of these days» face au sentiment de disparition de la réalité qui l'envahit.

Les chutes centrales (mais y en a-t-il d'autres?) naissent du sol qui se dérobe sous les pieds des personnages au moment même où ils se livrent au terrible exercice du bilan. La question qui les taraude est la suivante : que peuvent-ils retenir, sauver? Une vie serait-elle résumable à l'ensemble des faits, des actes posés? L'idée est séduisante, mais s'avère impossible, car outre une mémoire infaillible ou une collecte exhaustive des faits, elle se heurte à la question de l'interprétation de ceux-ci. Le projet se transforme inévitablement en une (re)construction, que l'on se penche sur sa propre vie ou sur celle d'autrui. De plus, cette création est destinée à varier selon les points de vue et le temps, pour éventuellement disparaître avec les personnes qui l'ont entreprise. Un peu comme les reflets de la caverne de Platon qui font sombrer l'idéal dans l'oubli.

«Le vrai mais beau désespoir ne naît-il pas, en effet, lorsqu'on sait tout de quelqu'un, ou de son œuvre, lorsqu'on croit tout savoir, et que cela ne change rien, ou si peu, ou pour si peu de temps, à l'ordre des choses : une courte traversée sur les flots bleus, une conversation mémorable à la terrasse d'une villa blanche, une série de trois articles dans une revue d'avant-garde, cinq ou six lettres de lecteurs, les félicitations du jury, et puis le véritable oubli pourra s'installer, sans plus rencontrer d'entrave : dans un sens ce sera pire que si rien, un rien imperturbable et digne, sans faille ni bavure, ne s'était passé.» (Extrait de «Freelance».)

Faire, défaire, refaire sa vie ou celle d'autrui, autant de questions qui alimentent, dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, la réflexion de Pierre Augustin, auteur de biographies de Puccini, Beethoven... Tout comme dans «Nécrologie», où le narrateur établit un parallèle entre Karl-Heinz Müller, un humaniste intellectuel honoré, et Rudi Becker, un haltérophile, ancien champion olympique retrouvé mort dans des circonstances obscures. Disgrâce également pour ce pickpocket serbe qui, au temps de sa splendeur, se produisait au Cirque Royal et subtilisait montres ou portefeuilles à certaines personnes du public pour ensuite les rendre à leurs propriétaires, devant l'assistance amusée. Magicien de la mise à nu qui, ironie du sort, a fini sa carrière en se produisant dans des boîtes de strip-tease, avant de sombrer dans l'oubli. Autre hantise, celle d'être trompé, comme cette femme de diplomate visitant, à Newport, la villa d'un couple d'Américains ruinés qui veut se convaincre que le jeu auquel se livrent les valets dans la demeure vide n'est qu'une mise en scène. Même phénomène chez cet homme qui, malgré sa réussite professionnelle, s'est persuadé pendant plusieurs années d'avoir toutes les raisons d'envier une de ses connaissances, pour finalement décider qu'il s'était trompé d'objet d'admiration…

Autant de confessions, de monologues ou de dialogues qui mettent au jour une succession de peurs liées à la perte : de la foi, de la joie, de l'espoir, des autres, de soi… Sur le principe du mariage blanc, Pierre Mertens livre des deuils blancs et des vies cousues forcément de fil blanc. Célébrités et anonymes sont ainsi renvoyés dos à dos, illustrant la formule consacrée : «Toute ressemblance avec des faits ou des personnages ayant réellement existé serait purement fortuite.»