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Critiques de livres


Carl NORAC
Métropolitaines
éditions l'Escampette
2003
125 p.

Instants volés

Poète inspiré par la passion du voyage, auteur de théâtre, de contes et comp­tines pour enfants, Cari Norac a chanté le désir fou de fuir, l'impatience d'être ailleurs (Partir me rend léger), mais célébré aussi la patience, la volupté des lents. Sur ses pas, les routes lointaines arpentées éperdument rejoignent les chemins qui mènent vers soi-même. Le mystérieux et le familier ont obscurément partie liée. Il importe de ne ja­mais s'arrêter, s'immobiliser, mais, au cœur de ce mouvement perpétuel, de saisir, goûter, s'imprégner. Aux quatre coins du monde comme au bout de sa rue. Dans son dernier livre, Métropolitaines, paru tout récemment aux éditions L'Escam­pette, il se propose une aventure inédite, qu'il résume en sous-titre : Tentative de photographier avec le langage. Métro de Paris, hiver 1999-2000.

Photographier qui ? L'inconnue que le ha­sard a placée devant lui, lors de chacun de ses trajets souterrains, un hiver, à Paris. Brève rencontre, toujours silencieuse, d'un visage, d'un geste, d'une attitude. Intuition d'un état d'âme. Instantané, où le regard troue la banalité du quotidien, fixe ce qui déjà s'efface. Débusque la vie qui perce fu­gitivement sous l'ennui cartésien des villes occidentales.

Ces petits tableaux, qui n'atteignent jamais dix lignes, passent par toutes les nuances, de la pointe d'ironie à l'inflexion tendre.

C'est une fille perdue. Une fille perdue dans un chapeau. Ses cheveux sont invisibles. Seuls de petits yeux dépassent du feutre. Avec ce regard-là, elle lit sournoisement l'avenir dans la nuque des gens. Elle les condamne à un futur acide et sans recours. Humanité perdue, foule perdue, destinée à se perdre au loin, dans des chapeaux. Quarante-cinq ans. Le cœur un peu gris. Un corps sans balancement. L'anneau à son oreille est impressionnant. Large cercle doré, presque en flammes. J'imagine y voir sauter des lions minuscules, ou la dernière pensée libre.

Petit visage clair. On croirait un rond dans l'eau. Elle a vingt ans à tout casser, à tout re­faire. Ses cils commencent à peine à parler.

L'hébétude de vivre, je la croise parfois. Lèvres urgentes et molles à la fois, entrouvertes sur une vérité qui ne veut pas sortir. Façon de se moucher, de passer la main sur les paupières, de ne pas regarder. Elle se tient le cou de peur de perdre la tête, puis s'en va en soufflant sur le peu de merveille qui la précède.

Age indéfinissable, mais juvénile pour la vie. Ses joues sont d'un rouge vif. Elle a dû voir la Vierge, peut-être ici, dans cette grotte incon­grue, cette bouche de métro où les passants jouent aux aveugles, où les aveugles sont des enfants.

Un regret : la fraîcheur de l'impression, la vivacité du croquis s'étiolent parfois dans une forme recherchée, apprêtée. À trop ci­seler, on perfectionne la grâce mais on laisse s'échapper la spontanéité. Ce carnet de passantes trouve son brusque épilogue le jour où le guetteur se découvre guetté. Observé. Elle note dans un carnet les mots que je voulais lui prendre. Et si nous poursuivions le jeu ? Si nous cher­chions les secrètes présences cachées sous la foule anonyme, les figures absentes, les man­teaux d'indifférence ? Je me risque ! « Sans regarder autour d'elle, elle s'assied, se plonge dans un livre. Trente ans, plutôt trente-trois. Cheveux mi-longs, écharpe mauve. Entre ses mains nues, Je me souviens, de Georges Perec. Peut-être vient-elle du théâtre de la Madeleine où Sami Frey porte admirablement à la scène ce texte magique ? Je n'oserai pas le lui demander. Mais elle sourit en tournant une page, rêve les yeux fermés. Je sens que nous ne sommes pas des étrangères, et, quand je sors à Saint-Michel, le froid de la nuit d'hiver recule. »

Francine Ghysen