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Critiques de livres

L'immense et ses empreintes
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 147

Sans qu'il soit question d'établir un ordre ou un classement parmi cette sélection, je commencerai néanmoins par le livre qui me semble le mieux maîtrisé, le plus abouti, celui aussi qui témoigne de la plus grande cohérence avec ce qu'on attend d'une démarche poétique, à savoir faire sens en maniant de façon nouvelle un vocabulaire usuel et porter un regard neuf sur des images partagées. Avec Ici-bas – comme dans ses autres livres, d'ailleurs – Serge Meurant semble chuchoter ses poèmes au lecteur. C'est qu'il n'y a dans ces textes aucun effet, aucune raison de hausser la voix, de s'emporter, de se presser. Aussi graves soient-elles, et toutes ne le sont pas, les choses peuvent se dire dans le calme et «s'épanouir / de lenteur» pour s'accomplir «d'une forme / souveraine». Ici-bas développe en filigrane un parcours de vie que l'on pourrait schématiser comme suit : d'un hommage à la mère, on passe à l'amour d'où émerge l'enfant puis l'adulte jusqu'à la mort qui peut être prolongée dans la pierre, pour la mémoire des hommes, ou dans une rédemption aérienne, pour l'esprit. Mais, puisque Meurant parle de «captifs», de «sommeil de la raison», voire même de «vivre» dans ses intertitres, on peut penser qu'il considère que chaque partie, chaque état constitue prisonnier celui qui l'occupe ou le traverse (l'amant dans son amour ou l'enfant dans son enfance) à ceci près que tout s'envisage sous la perspective des commencements («écoute, / à l'origine, / la croissance du monde») ou des prolongements («à portée de voix / jusqu'à ce que cela s'éteigne / pour toi et moi»). Le monde présente un espace ouvert dans lequel le bonheur est vulnérable et la fin annoncée; ce qui s'y avère insupportable, c'est l'entrave, car elle ne permet pas le choix du chemin au bout duquel se trouver «Réconcilié, / debout, / le monde lui répond, / l'illumine d'immense».

Tout le travail vient de ce que «le déséquilibre danse» pour «grandir / et demeurer là / où le désir te dévisage / et cherche une voix». Cela n'advient qu'en s'installant au centre, en questionnant le seuil, en débordant… «Ce qui survient n'est pas / mais sa puissance». À manifester ainsi l'intensité d'une présence, Meurant peut murmurer, comme «l'éphémère tressaille», non seulement parce que c'est une affaire intime, mais aussi parce qu'il parle à un égal, un «être à côté», qui, comme lui, sait écouter ce qui s'écoule vers la source.

Avec Ce lieu habitable, Jean-Marie Corbusier entre «clandestin / dans le murmure du monde», une clandestinité qui tient à l'écart séparant la possibilité d'habiter le monde et l'impossibilité d'en prendre la mesure. Le poème ne va donc pas inutilement questionner le monde, il va se construire comme une métaphysique intime de la confrontation ou de la recherche d'un accord, même si «La main se tend / et ne touche rien / comme si le mur reculait». S'échappe dans la distance ce qu'il cherchait à saisir comme, dans le temps, les mots «interrompent» mais la «parole […] recommence inépuisable». Il n'y a «ni réponse ni apaisement» et «les lampes / ne sont d'aucun secours», le présent vacille dans le passage des jours : comment apprécier un effacement, comment qualifier l'absence? Le monde oscille entre évidence, promesse et oubli; en face, il semble ne rester qu'à espérer «pour se porter vers l'ineffable / et la fin de l'attente» ou à prolonger le poème, manière de demeurer aux aguets. Bien sûr, Corbusier sait que sa tentative est vouée à l'échec, mais s'il avance ainsi sa parole «comme une aile tendue / dans l'immense», c'est pour laisser sentir que, «quand les mots se retirent», un sentiment du vaste envahit. De ce lieu, il ne s'agissait pas tant de prendre les mesures que de s'y engager pour en découvrir la puissance. Pour le poète, «dire ne change rien», mais appelle l'émergence d'un devenir dans lequel «l'intarissable aura eu lieu».

Entre Meurant et Corbusier, il y a, au fond, bien des points communs, mais Corbusier apparaît plus hésitant, plus fébrile – plus seul, peut-être… Mais il faut souligner combien ces deux poètes se veulent accueillants, ouverts au partage, soucieux que la «parole / renvoie / plus loin qu'elle-même».

En revanche, il y a toujours, chez Michel Lambiotte, une sorte de regard d'arpenteur, définissant les choses en les délimitant («une moitié de clarté», «un enchevêtrement de bosquets», «un espace semé d'orties») et jouant sur l'échange ou sur la frontière, sur ce qui se passe de part et d'autre de ces parcelles. Dans Nocturnales, ce jeu est si fréquent sur la distinction entre lumière et ombre (et leurs variantes métaphoriques) et si souvent associé à des questions («n'est-elle demain congé des moissons / la récolte des corps nouveaux») que je ne peux m'empêcher d'interpréter ce recueil comme une méditation sur la mort – l'écriture de Lambiotte permettant de l'envisager sous le double aspect du passage et de l'état : «paroi médiane du terme / une soudaine retraite / comme l'aboutissement du visible». Ceci, toutefois, n'engage que moi et je pourrais me tromper. Car Lambiotte construit ses poèmes par groupes de mots qu'il juxtapose et dont l'articulation se fait par contiguïté ou par friction (de sons ou de sens) à l'instar de ce qui a lieu dans ses images. Et il le fait avec une telle intensité dans chacun de ces (appelons-les ainsi) fragments que le lecteur peine souvent à tisser un lien entre eux et à appréhender le poème dans son ensemble. Aussi la langue est-elle magnifique, mais l'exigence qu'elle s'impose en arrive à brouiller l'intention qui la fonde; la densité opacifie le sens et laisse le lecteur perplexe. À un tel niveau, l'auteur exerce une virtuosité dont la qualité et les enjeux risquent d'échapper à tout autre que lui-même.


Un goût de sel

«N'ayant pas été une lumière / Je vais m'éteindre». Roland Busselen, narquois, se penche sur son passé, sa vie d'orphelin, d'aventurier, de voyageur, de poète aussi, et, plutôt que d'écrire ses mémoires, choisit de revisiter ses souvenirs au gré d'un long poème au cours duquel il confronte ses impressions anciennes avec ses sentiments actuels. Ce faisant, il «découvre que le passé est une jouissance» et c'est donc au gré de ce plaisir qu'il laisse aller le fil de sa plume (son envie d'écrire est née «dans les buvards») pour raconter les dortoirs de l'orphelinat, une parure de plumes sud-américaine ou des rencontres (Caillois, Bosquet, Max Ernst…). Il n'y a pas vraiment d'ordre ici; le poème permet de rapprocher les époques, d'insérer des citations, d'entremêler les évocations et si «Certains souvenirs sont inventés / [les] images mentales / Ont réellement existé», la forme choisie pour les dire reste plutôt en phase avec les sensations qu'avec les faits. Mais, au fond, c'est à une longue méditation sur lui-même que Busselen se livre et, partant, sur l'écriture. «Les mots me cachent la vie», mais «Quand j'aurai terminé d'écrire / Je mourrai / Vraiment». Ou «Ce que j'écris / Est la preuve que ma vie / Ne me suffisait pas». Ce n'est pas la moindre des contradictions d'un auteur qui semble serein, mais qu'on sent désespérément désireux de narguer la mort. Egodyssée est un long poème touchant qui évolue à un rythme primesautier; on ne s'ennuie pas à la lecture, mais Busselen s'y montre plus soucieux de spontanéité que de qualité formelle. Et, question forme, on remarquera que l'éditeur a laissé deux coquilles sur… la couverture.

Dès l'abord, les poèmes en prose de Kang Byung Ki déconcertent. Les phrases sont dures, sèches; elles semblent inachevées, comme démembrées, encastrées les unes dans les autres. On cherche un sens, un lieu… D'autant plus que l'auteur utilise constamment un «nous» qui n'a pas l'air majestatif et ne semble pas attribuable au genre humain. Et puis les images («rigueur des pierres», «angoisses éreintées»,…) abondent, hermétiques ou insaisissables («Le silence est gravide d'un écho du silence»). En poursuivant la lecture, on voit apparaître un vocabulaire de ténèbres et de tourments, de souillure et de sanctification, de gloire et de transfiguration, et le sang «suppure» ou «rutile»… Le lecteur – qui ne se reconnaît toujours pas dans le «nous» – essaie de percevoir : on serait dans la souffrance d'une espèce de passion christique exacerbée, ou dans sa profération par un oracle confus… Car si le sens échappe toujours, il devient manifeste que celui qui parle ici aime s'écouter (on rapprochera «Dans nos yeux qui abondent, la souffrance se soudoie» de «Pendant que la souffrance soude un œil qui grelotte»…) et qu'il s'exalte surtout de la sonorité des mots. Oui, mais sans joie, sur le mode d'une souffrance qui se renforce de ne pas trouver l'exutoire d'un sens et 'alimente à ses propres incantations. Ainsi, «nous nous martyrisons sur l'autel des folies» et «nous sommes dans les gouffres la puissance de se perdre»… Ce pourrait être l'illumination – même hallucinée – d'un seul s'il n'y avait ce «nous» que les poèmes désarticulent pour le représenter finalement «comme une flambée de haine». Inquiétant.

Pour la forme, les poèmes de Chris Yperman pourraient être donnés à lire aux enfants, mais, pour le fond, ils évoquent des sentiments qui ne concernent que les adultes – à cet égard, les illustrations de Sarah Kaliski sont explicites. Dans Smaragdines, les poèmes donnent une apparence d'insouciance, de légèreté désinvolte, un air de féerie dans laquelle humains et animaux se croisent ou se mélangent («tu avais en laisse / un lézard orange / tu avais / la grâce d'un fauve»). Ce n'est pourtant qu'un masque à une gravité plus discrète car «ma main est veuve»; les poèmes font écho à un travail de deuil. Et si «les cendres de ma douleur / sont mortes», il n'empêche «je vagabonde / comme un animal décousu» : ce qui est évoqué ici relève, plus que de l'absence d'un être, de la perte d'un amour. Et écrire agit «comme si je pouvais me rappeler / combien chauds étaient tes doigts / dans le creux de mes genoux». Les poèmes se faufilent dans une tension entre les «violences amoureuses» et la tendresse brisée, le goût de sel de la peau et les rêves inaboutis. À l'enseigne de la couleur des yeux de 'amant, la mélancolie joue de ses facettes, tantôt inconsolable tantôt étincelante, sur un rythme de chanson ancienne ou «comme une eau gazeuse / qui prend dans le nez». C'est une note soyeuse de tendresse bluesy que Jean-Louis Massot pose sur «nos sentiments en sucre d'orge». Des sentiments solitaires, amoureux ou nostalgiques qui s'animent ou reviennent lorsque, après avoir «quitté les couvertures sous lesquelles nous avions éparpillé quelques sentiments», on s'installe à l'écoute d'un disque bien choisi. C'est que, si les battements de cœur pulsent parfois comme certains solos, la vie prend aussi des airs de «corde de guitare / qui aurait cassé au plus mauvais moment». «Mais ne vient / surtout pas / me demander / de te jouer toute la partition» car, au fond de moi, règne «l'implacable sentiment / qu'aucun mot ne peut être capable / d'apporter la bonne réponse». Alors il faut s'en remettre à la musique et à «la naïveté de croire que tout ce qui viendrait après n'en serait que meilleur». Plus qu'en poète, c'est en philosophe amical que Massot évoque avec bonne humeur nos quotidiennes fêlures et illusions tout en rendant hommage aux musiciens qu'il aime : l'esprit de Brautigan plane sur ces pages et les mélomanes apprécieront en connaisseurs.

 

Serge Meurant, Ici-bas, s. l., Le Cormier, 2006, 80 p.

Jean- Marie Corbusier, Ce lieu habitable, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2006, 84 p.

Michel Lambiotte, Nocturnales, s. l., Le Cormier, 2006, 72 p.

Roland Busselen, Egodyssée – Tempo d'un homme, Lausanne, L'Age d'homme, 2006, 232 p.

Kang Byung Ki, La Parodie des ombres, Le Cormier, 2006, 72 p.

Chris Yperman (ill. de Sarah Kaliski), Smaragdines, Bruxelles, La Pierre d'Alun, 2007, 80 p.

Jean-Louis Massot (ill. de Gérard Sendrey), La Soie des mots musique, s. l., Editinter, 2007, 84 p.