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Critiques de livres

Diane Meur
Les vivants et les ombres
Paris
Sabine Wespieser
713 p.

Les secrets d'une maison
par Joseph Duhamel
Le Carnet et les Instants n° 148

Au XIXe siècle, la Galicie, terre polonaise, est rattachée à l'Empire habsbourgeois. Des nationalités, des religions, des langues y cohabitent dans un mélange pas trop harmonieux. Le servage conditionne encore les rapports entre possédants et paysans ; l'industrialisation commence timidement. Et puis les grands bouleversements – la révolution de 1848, la Commune de Paris – qui façonnent l'Europe sont profondément ressentis dans cette région qui rêve de la splendeur polonaise passée, mais où l'indépendance des uns, les Polonais, signifie l'oppression des autres, les Ruthènes et les juifs. Cette situation complexe, où les vérités sont relatives, est le contexte dans lequel s'écrit la longue saga de la famille Zemka, noblesse ancienne désargentée. Jozef entreprend de reconquérir le domaine familial. Clara, sa femme, y donne naissance à cinq filles, qui ne connaissent la vie qu'en ces lieux qu'il faudra, d'une façon ou d'une autre, quitter. Ce sont des personnages de chair et d'esprit, individualisés, dont la psychologie est finement décrite, mais leur destin est en même temps symbolique de la situation sociale et historique. Les hommes sont pris dans le même tourbillon, mais ils connaissent l'ailleurs, partent, reviennent, font carrière… ou fuient.

Pour suivre ces destins, un narrateur surprenant, la maison, qui entend tout, voit tout, ou presque, de ce qui se passe en ses murs. Le procédé n'est pas artificiel, car la maison est élaborée comme un personnage à part entière, elle exprime ses sentiments, ce point de vue particulier sur l'Histoire rendu possible par une existence qui excède les destinées humaines. Pour elle, le temps est en quelque sorte abstrait, «tout se mêle en un immense présent». Filiation, analogie, énigme : ces trois mots résument trois lignes de forces qui parcourent le livre.

Filiation, mais des «filiations courbes», puisque au-delà de l'hérédité, de la transmission des biens et des valeurs morales, des récurrences de comportements et de situations créent des fidélités autrement plus fortes. Ou bien est-ce la loi de l'analogie, sous la forme «de contraste, d'antagonisme ou de continuité» qui préside à ces bégaiements de l'histoire familiale? Et quels secrets sont-ils à comprendre?

Chaque personnage recèle un secret, parfois lourd, qui peut le condamner à vivre une existence en deçà de ses espérances mais qu'il protège, à l'image d'une des filles qui refusera toujours de révéler l'identité du père de son enfant. Il y a ces secrets de famille que l'on se refuse à accepter, comme ces preuves d'une origine «honteuse». Ou ces non-dits qui sont la cause de la répétition des mêmes errements. Il y a encore ces secrets dont la révélation tue littéralement. Ou alors on peut comme Jozef, «ce fier paquet de certitudes», être «miné par un chagrin ou une énigme». Mais plus fondamentalement, c'est l'attrait pour les zones d'ombres et la fascination pour la Nuit qui rendent «si avides de pénétrer le dessous des choses, les ténébreux complots, les tréfonds de notre âme». Et le secret se situe aussi naturellement au cœur de la marche du temps, ne rendant alors la généalogie qu'en apparence claire et rectiligne.

Comment Diane Meur traduit-elle ce projet esthétique? En jouant la carte de ce narrateur particulier qu'est la maison qui peut balayer le siècle, créer des télescopages d'époques et de situations à des dizaines d'années (et des centaines de pages) de distance, dessiner sous la chronologie une autre logique, qui débouche sur cette question finale, impertinente par rapport à l'enracinement et à la possession : peut-on «vivre n'importe où»? En tissant aussi le texte de motifs qui invitent le lecteur à une lecture «en écho». Mais peut-être surtout, ces procédés créent une narration en énigmes, faite de phrases ou d'allusions qui ne trouvent que progressivement leurs sens. Et en cela le style recherché de Diane Meur sert bien son projet. Les phrases et formules, ciselées, sont faussement univoques, à l'image de la correspondance, tout en double sens, entre deux protagonistes, porteurs d'un lourd secret. Et, par moments, un ton finement humoristique ajoute une touche de légèreté distanciée.