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Critiques de livres

Alexandre Millon
Sumo sur brin d'herbe
Bruxelles
Ed. Le Grand Miroir
2006
80 pages

À la vie, à la mort
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 143

Alexandre Millon publie des nouvelles et des romans. Avec Sumo sur brin d'herbe, il rejoint une des préoccupations essentielles de la vie urbaine aujourd'hui : comment survivre aux agressions et aux peurs qu'elles engendrent. L'actualité vient de nous montrer malheureusement l'acuité de ce phénomène.

Un vieux quartier de Bruxelles à l'apparence calme, juste contaminé silencieusement, de temps à autre, par le fascisme ordinaire des gens qui ont peur. Une cathédrale, une impasse, deux héros sur un échiquier, deux destins parallèles hantés par la mort, tentés par la vie, parfois.

Léon dérive sur la banquise des glaçons en cube de sa vodka. Une mer de vodka dans un grand verre à bière. Léon Barth, facteur retraité, hanté par l'agression subie jadis lors de son ultime tournée, Léon se crée une vie d'aventures entre Moscou et Tucson, lui qui n'a jamais quitté Bruxelles. Souvent, la haine lui noue les entrailles et il sort son fusil, se prend pour un sniper, un justicier aveugle qui tirerait au hasard. Enfin, pas vraiment au hasard, il vise ceux qui le dérangent, les étrangers, Kamel sur son scooter, Constantin, son voisin d'origine italienne. Léon est seul, désespérément, bouleversé aussi par un téléfilm porno entraperçu sur sa télé. L'actrice ressemble furieusement à sa fille. Vie pourrie, il ne supporte plus l'alcool, ni le visage déformé que lui a octroyé son agresseur. Même les putains n'en veulent plus. Il ne manque à ce tableau que le pitbull mais, heureusement, Léon déteste les chiens.

Constantin, quant à lui, travaille au musée des Beaux-Arts. Il est gardien. Est-ce parce qu'il aime marcher pour se vider l'esprit, pour ne pas penser, pour que son corps lourd d'enfant mal-aimé devienne d'une légèreté presque joyeuse? Quand on marche ainsi, on atteint un état presque hypnotique, on oublie la douleur, la déprime. «On sort ses idées noires comme on promène son chien.»

Des idées noires, il en transporte une bonne dose. Il se souvient de sa mère morte sur une civière dans un couloir de l'hôpital, les yeux ouverts. Personne pour s'occuper d'elle; lui, le gamin de quatorze ans, avait dû oser fermer les yeux de celle qu'il aimait. Aujourd'hui, vingt-six ans après, c'est son père qu'il enterre. Dans le cimetière glacé que les fleurs de la Toussaint colorent encore, Constantin se souvient du désamour de ce père qui tirait sur les canards, qui câlinait sa sœur, qui houspillait sa mère. Ce n'est pas sa mort qui va bouleverser sa vie. Quoique. Perdre un père, même si celui-ci ne représente aucun moment positif, aucune tendresse, c'est certainement un instant-clef où la vie d'un enfant peut basculer. Constantin prend congé de sa vie de tous les jours. Tout un mois de récupérations et de jours de vacances que lui doit le Musée des Beaux-Arts. De quoi marcher et encore marcher. Pour oublier les blessures de l'enfance, pour inventer autre chose? Une histoire d'amour?

Alexandre Millon construit la vie de ses héros en parallèle. On redoute le moment où ces voisins se rencontreront vraiment. L'écrivain arrive à créer le suspense tout en nourrissant la vie de ses personnages de détails et d'anecdotes colorées. Ses deux héros sont des dépressifs profonds, son écriture est d'une légèreté appréciable. Il croque les personnages secondaires et décrit des coins de Bruxelles avec un humour féroce mâtiné de tendresse. Cette histoire pourrait être un sombre fait divers, grâce à cette plume agile, c'est un vrai roman.