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Critiques de livres

Ricardo Montserrat et Annexe 26 bis
No woman's land
Cuesmes
Éditions du Cerisier
2007
315 p.

Amanta, Ricardo et les autres
par Michel Torrekens
Le Carnet et les Instants n° 150

Trente-neuf auteurs, originaires de vingt-six pays différents dont la Belgique, sont à l'origine de ce roman, No woman's land. Autant le dire : au départ, nous étions sceptiques. Pourtant, dès les premières pages, on sent que l'on a affaire à un vrai roman, un texte qui a du souffle, qui nous entraîne dans une histoire plus que convaincante, qui nous invite à découvrir diverses facettes d'un personnage fort, sensible, chaleureux, dans ses joies comme dans ses souffrances. Là où l'on a craint un montage de témoignages un peu hétéroclites, plus proches du récit journalistique que du roman, destinés à faire passer un message sociopolitique, on se retrouve face à une vraie création, un récit audacieux qui offre divers niveaux de lecture. À lire les différents textes préliminaires et en postface, on a l'impression de parcourir le générique final d'un film et l'on sent à la fois la dimension collective de la démarche et la marque d'un vrai auteur, celui qui a porté la direction littéraire de l'atelier d'écriture Annexe 26 bis de l'asbl Le Miroir Vagabond et procédé au montage du texte : Ricardo Montserrat. Comme le dit très justement Yvette Lecomte dans sa préface : « En lisant No woman's land, nous ne sommes ni dans la peau du reporter, ni dans celle de Tchétchènes devenus demandeurs d'asile. Nous sommes face au récit constitué par un collectif à propos de la fuite, des raisons de la fuite échevelée de ses propres lieux de vie, à propos des forces de vie qui poussent à s'expatrier malgré toutes les embuscades des forces de mort. »

Le livre se déroule à un rythme haletant, celui de la destinée d'une femme, Amanta, sur laquelle va s'abattre le mauvais sort. Ou plutôt la fureur des hommes, englués dans les extrémismes. Tout commence dans le nord du Caucase, alors que la guerre oppose Russes et Tchétchènes. Mais nous ne sommes pas dans un récit historique, ni un livre de guerre. Nous sommes avec Amanta, jeune adolescente de 15 ans. Les atmosphères sont campées avec précision et réalisme. Ses rêves de demoiselle peints avec poésie. L'arbre qui se dresse en face de la fenêtre de sa chambre est ainsi le refuge de ses espoirs et de ses peurs. Lesquels s'expriment aussi à travers les comptines et chansons de sa mère et de son grand-père. L'une des richesses de ce roman tient dans cette alternance entre un monde brutal et un univers onirique intense.

L'amour est lui aussi présent : celui qu'Amanta nourrit pour Shamil, lequel est également aimé par Maaka, la fille du maire pro-russe. Rejetée par Shamil, celle-ci a décidé d'épouser par dépit un jeune officier russe. Le début du roman raconte d'une part les préparatifs de la noce, d'autre part ceux de l'attentat que fomente le père d'Amanta, pâtissier en train de dissimuler une bombe avec le gâteau qu'on lui a commandé pour l'événement. Fatigués par ce climat de haine et de terreur, Shamil et Amanta s'enfuient au moment de l'attentat et, en dernière minute, sont accompagnés par Maaka qui n'a pas renoncé à Shamil. S'ensuivra une fuite éperdue à travers la Tchétchénie, la Russie, l'Allemagne et, finalement, la Belgique. Un road movie d'un genre particulier où les épisodes se succèdent à un rythme soutenu, celui d'une rapide descente aux enfers. Durant ce périple qui tient du sauve-qui-peut, Amanta traverse de multiples épreuves, fréquente divers milieux (ateliers clandestins, maison de haute couture, cirque, etc.). Elle affronte la cupidité, le mépris, la violence, le racisme, la maladie. Et son chemin de croix n'est pas moins pénible en Belgique qu'en Tchétchénie. Partout, des hommes, des femmes sont prêts à abuser de sa vulnérabilité. Elle est aussi victime de malchances et de quiproquos, bref du destin. Surtout, elle se bat pour une fille disparue juste après sa naissance. Celle-ci devient sa raison de vivre, son moteur. Car tout n'est pas noir dans ce roman qui pourrait pourtant être ainsi qualifié par moments. En effet, de belles solidarités émergent aussi au milieu de ce monde de violences. Notamment quand, de passage à Moscou, Amanta rencontre Rosalia, la patronne du Café Bleu, refuge de tout un petit monde de déshérités.

Peu à peu, la fragile Amanta du début va révéler une personnalité forte, déterminée, imaginative, que l'on qualifierait aujourd'hui de résiliente, capable de surmonter bien des épreuves. Qui aura lu ce roman ne lira plus jamais de la même façon un article de presse sur les sans-papiers et le droit d'asile. Car Ricardo Montserrat et ses acolytes, outre le fait de nous avoir éclairé sur cette question, nous en ont donné une version intimiste, qui parle autant à notre subconscient qu'à notre intelligence.