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Critiques de livres


Yolande MUKAGASANA et Patrick MAY
N'aie pas peur de savoir.
Rwanda : un million de morts.
Une rescapée Tutsi raconte
Paris
Robert Laffont
1999
315 p.

J'ai besoin de vivre...

En 1997, Yolande Mukagasana, resca­pée du génocide rwandais, a raconté l'histoire de ses souffrances dans un live intitulé La Mort ne veut pas de moi, pu­blié aux éditions Fixot. N'aie pas peur de savoir, un deuxième té­moignage qui reprend pour partie le pre­mier, ne raconte plus seulement la douleur et l'effondrement, il crie l'inadmissible et pointe les dysfonctionnements du Système. Le 6 avril 1994, le Rwanda, est devenu hor­reur et tragédie. Une tragédie qui durera trois mois. Yolande Mukagasana, infirmière Tutsi, appelée aussi Muganga, (« Doc­teur »), est responsable d'un dispensaire à Kigali, sous le pouvoir corrompu du prési­dent Hutu Habyarimana. Le 6 avril, il est assassiné ; l'extermination planifiée d'une partie du peuple rwandais commence. Les gouvernements savaient, la France, la Bel­gique, l'ONU aussi. Une légende raconte qu'autrefois les Tutsi et les Hutu étaient frères. Depuis ce 6 avril, ils nous ont con­vaincus du contraire.

Yolande rentre du dispensaire. Dehors, déjà, tout a changé : ses bonjours amicaux et signes de courtoisie n'ont plus d'échos. A la maison, son mari, Joseph, lui annonce l'assassinat du président, il pleure. Elle comprend tout de suite : la chasse aux Tutsi est ouverte. Ils vont passer la nuit dans la brousse, avec leurs trois enfants, pour échapper aux soldats. Les bouteilles d'alcool vides sont les seules traces laissées par l'en­nemi à leur retour, au petit matin du 7 avril. Yolande se précipite sur la radio (RTLM, Radio Télévision Libre des Mille collines, créée pour inciter au génocide). Un animateur énergique alterne l'énumération des morts de la nuit, l'appel au meurtre et les chansons entraînantes ! Cauchemar ou hallucination ? Yolande vient d'entendre son nom. Le téléphone sonne, un ami pré­sente ses condoléances. Elle répond, éclate de rire, pleure, s'effondre. Elle doit fuir. Commence alors, pour elle et ses enfants, une longue succession de cachettes. Quand il le peut, Joseph les rejoint et les protège par son silence... jusqu'à sa mort : un jour, pour couvrir la fuite des enfants, il se pré­sente aux miliciens qui se ruent sur lui. Yo­lande qui n'a pu suivre, assiste à son mas­sacre. C'est la rage qui lui permettra de retrouver ses enfants, torturés, humiliés mais vivants : ces retrouvailles seront les dernières.

Elle rencontre Emmanuelle. Cette Hutu est le paradoxe et la contradiction de Yolande. Comment peut-on aimer quelqu'un qui prolonge votre séjour en enfer et comment peut-on haïr quelqu'un qui vous sauve la vie ? Yolande reste onze jours sous son évier, onze jours de sentiments agités, vio­lents, troubles où elle manque de perdre la tête : elle ira même jusqu'à ce demander si la race des Tutsi ne doit pas disparaître ! Toujours grâce à Emmanuelle, elle obtient une carte d'identité Hutu. Plusieurs fois elle échappe aux assassins et au viol et finit par rejoindre la paroisse Saint-Paul.

Elle se sent soulagée, mais aussi culpabi­lisée : pourquoi a-t-elle, elle, survécu alors que ses enfants sont morts ? A force d'en­tendre partout, par tous, la même histoire de violence, la même douleur, elle a peur de sombrer et décide de redevenir Muganga. En outre, son cœur de mère s'apaise un peu grâce à deux garçons et à une jeune fille Tutsi qu'elle recueille un temps. Plus tard, elle retrouvera son frère aîné puis les trois enfants orphelins d'un autre frère, qu'elle adopte après la mort de leur mère.

Entre-temps, la guerre se termine et elle peut rejoindre Bruxelles grâce à une amie qui l'accueille. Là, elle découvre la difficulté — sur le plan administratif comme sur le plan humain — d'être une exilée politique. En revanche, elle connaît le soulagement de pouvoir écrire le livre qui raconte son his­toire. Elle y dénonce les coupables qui ont commis ou participé à l'un des plus grands génocides du XXe siècle. Son combat ne fait que commencer car la chaîne des responsables est solide et les con­cepteurs du génocide sont protégés par des maillons puissants. La France est lâche et dégradante, la Belgique, hypocrite ; l'ONU joue les Ponce Pilate ; certains pays africains mentent effrontément, d'autres trahissent ou vendent des armes et s'enrichissent. Tous sont complices des bourreaux, com­plices de ceux qui manipulaient les ma­chettes.

Un livre au-delà de la vie, au-delà de la haine.

Alice Piemme