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Critiques de livres


Michel LAMBIOTTE
Le Temps dérobé
Editions Le Taillis Pré
2001
105 p.

Une heureuse concrétude

La poésie n'est pas une carrière. Depuis plus d'un demi siècle, Michel Lambiotte écrit et fait paraître des poèmes sans souci des modes ni de la notoriété. Sa bi­bliographie recèle des trous, de longues pé­riodes de silence — son premier recueil date de 1949, et il n'a rien publié de 1952 à 1981 et de 1981 à 1995. Ses travaux récents sem­blent aussi peu tonitruants que lui-même. Dans les vers libres du Temps dérobé et des Equations de mars, une manière de rythme finit par s'instituer, qui épouse d'ailleurs l'ex­trême retenue et les rares saccades des textes : rien n'est dit, en effet, qui ne paraît arraché à un ensemble plus vaste, rien n'est dit qui ne se donne pour lacunaire, comme si le langage se révélait balbutiant devant la multitude des perceptions à transcrire — comme si con­struire un discours sur le monde serait mentir et que, s'il était une vérité poétique, elle ne puisse être que hoquetée, percée de blancs, de silences, et lourde seulement de quelques lambeaux de phrases. Dans les poèmes de Michel Lambiotte, les hésitations, les retraits, les questions-exclamations à peine ébauchées, imposent une scansion lente, sans laquelle le lecteur ne peut entrer dans un univers à la fois fuyant et se reconstruisant, se rebâtissant perpétuellement par pans à mesure qu'il s'ef­face :

les rampes longue la marche la part la plus claire là-haut fragmentée

et ce bond répété l'écho la seule dérive gris-bleu

la nuée


Michel LAMBIOTTE
Equations de mars
Editions Le Taillis Pré
2001
56 p.

Nombre de poèmes mettent en scène une entité féminine, quelquefois peu définissable, comme si, justement, le féminin re­couvrait tout, comme si le texte s'avérait, littéralement et symboliquement, écrit au féminin. Toutefois, « celle qui dit l'obscur » — qui n'a reçu d'autre identité que celle, restreinte et extensible, d'un pronom — est moins dite que murmurée en ces instants furtifs où l'ombre s'affronte à la lumière, la nuit au jour, où « le noir le blanc (sont) em­mêlés ». Parce qu'il est moins question d'analyser le passage du temps que d'explo­rer les sensations que génère la transition vers l'aube ou la nuit, le printemps ou l'été, l'écriture du poète se révèle volontiers char­nelle : si « une émergence de l'être » est énon­cée, elle ne peut advenir qu'au terme d'une « approche » où sont sollicités « un souffle », « une tension fragile des mains », « un revard», « une caresse », « le creux de la veine ».

II n'est donc pas de métaphysique a priori ni de vision définitive du monde, mais un corps en éveil, propre à ressentir le matin ou la saison qui renaissent — à éprouver « la morsure des cendres / dans le milieu du matin / le goût de l'obscur ». Dans Naissances d'Eve, l'auteur déploie, en de brèves séquences de prose, des phrases particulièrement amples et souvent exclamatives ou interrogatives. Qu'on ne s'y trompe pas cependant : à l'intérieur de chaque texte, propositions et compléments appa­raissent séparés — plus strictement que né­cessaire — par des virgules, comme s'il fal­lait rompre tant soit peu la continuité discursive, comme si les mots ne pouvaient jaillir que par à-coups et que les « nais­sances » ici instruites ne trouvaient à s'expri­mer que par menues touches successives, l'une précisant l'autre, la nuançant, la corri­geant parfois :

elle adhère ici au hasard, au tremblement du silence, quelque part où l'écho revient, le déroulement de la vague, la bruine devant le portail ouvert, le rameau nocturne, celui qu'elle émousse, ira-t-elle là-haut témoigner, à l'heure plus chaude, contre la voûte du jour, silhouette gracile et tendre, le sentiment d'un désir (...)

Les Naissances d'Eve sont le parcours tendu vers une lente, patiente naissance à l'autre, à soi et au monde. L'Eve n'est, peut-être, ici encore, que la part féminine de chacun, que la part féminine de chaque chose. Elle est, bien plus qu'elle-même, « cette clarté que le jour dépose » quand s'apprête à régner l'ombre alentour ; elle est celle qui déter­mine « l'assentiment d(u) corps à la fissure du vide. » Et sans doute fallait-il certaine grâce à Michel Lambiotte pour évoquer sans rien qui pèse « celle que distingue le vœu du poème ». Or, chaque séquence du recueil contient son lot d'objets, d'éléments natu­rels et de parties de corps — lèvres, doigts, visage, œil... — qui confère à l'ensemble son heureuse concrétude.

Laurent Robert 

Michel LAMBIOTTE, Naissances d'Eve , Editions Le Cormier, 2000, 64 p.