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Critiques de livres


Marie NICOLAÏ
Les feuilles bleues
éd. Le Cri
Bruxelles
2005
157 p.

Amours anciennes

L'heure de la retraite, c'est le mo­ment de quitter Paris et ses mon­danités tumultueuses pour se réfu­gier dans de vieilles pierres, une maison proche de Carcassonne où on se laisse vieillir en s'adonnant aux joies du jardinage ou à la contemplation de la rivière qui coule en contrebas. Mais la retraite, ce n'est pas l'inactivité et l'espace clos de la maison exacerbe, dans le couple, des rapports qui n'ont pas toujours été sereins. Lui, Charles, est un ancien grand reporter vedette de la télévision et elle, Martine, est écrivain, réagissant aux sollicitations : elle est tantôt nègre, tan­tôt traductrice ou adaptatrice. Ils sont mariés depuis vingt-cinq ans dans une harmonie intellectuelle inversement proportionnelle au plaisir amoureux qui semblent absent de leur couple. Sous le regard de Patata, L’ombre ancillaire — leur conscience en somme — ils vivent de bouderies et de promenades, d'obli­gations (familiales, entre autres) avec le souci, dû à l'âge, de rester pareils et se maintenir.

Activités : Charles prépare un film sur le vin : il n'y a qu'à ouvrir la fenêtre pour trouver la matière première, et l'équipe envahira bientôt la maison, au grand dam de la maîtresse de ladite maison qui passe ses journées devant Ronronna, sa machine à écrire, adap­tant, traduisant ou livrant à des feuilles bleues ses humeurs et souvenirs. C'est que Martine, à 68 ans, en a accumulé des souvenirs ; elle a de quoi noircir du papier et entretenir sa méditation. L'âge et l'expérience lui ont conféré un avis sur (à peu près) tout, à commencer par elle-même et ce quotidien qui n'en finit pas de se reproduire... Aussi s'épanche-t-elle sur le clavier, tantôt heureuse tan­tôt boudeuse, pour mettre à plat ses hu­meurs quand ce n'est pas pour régler ses comptes de femme bien dans son monde mais mal dans sa peau... Et puis un jour, entre autres envois d'éditeurs et dépôts du facteur, Mar­tine découvre un manuscrit à adapter, envoyé et recommandé depuis Londres par Gaston. Gaston, expert chez Christie's, ne s'est plus manifesté depuis un demi-siècle — silence total — et voilà que ce courrier rappelle à Martine ses émois amoureux d'adolescente et une lointaine complicité qu'elle a oubliée avec Charles... L'envoi de Gaston pré­cédant de peu son arrivée, Martine va découvrir que ce n'est pas tout de philo­sopher devant son clavier, il n'est jamais trop tard pour découvrir l'amour même si la vie a des raisons... L'univers de Marie Nicolaï — rappe­lons qu'elle est sans doute la doyenne de nos lettres en activité — a un charme désuet : ses références sembleront un peu démodées aux plus jeunes et elle a toujours cette tendance à prendre la France comme un territoire naturel de l'imaginaire. Mais cette Martine Fayt, même si elle a des complaisances envers elle-même, témoigne d'une belle éner­gie. Elle pratique le jeu de mots, l'el­lipse, le ton enjoué ou désinvolte et la citation de manière à égrener ses consi­dérations, graves ou légères, agaçantes ou réjouissantes. La littérature comme la vraie vie, en quelque sorte...

Jack Keguenne