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Critiques de livres


Jacques SOJCHER
Nietzsche, rien qu'un fou, rien qu'un poète
La Renaissance du Livre
coll. Conférences des « Midis de la Poésie »
64 p.

Les philosophes et le labyrinthe

L’actualité amène simultanément deux livres de Jacques Sojcher consacrés à Nietzsche. Est-ce un hasard éditorial ou une célébration discrète du centenaire de la mort du philosophe ? L'un est le texte d'une conférence prononcée en 1999 aux Midis de la Poésie et l'autre, la réédition, lé­gèrement remaniée, d'un livre publié en 1972.

D'emblée, avant de détailler les livres, il faut rappeler que l'auteur connaît parfaite­ment son sujet, qu'il se balade (et nous in­vite à sa suite) dans l'œuvre de Nietzsche avec la plus parfaite aisance et jongle avec les références du philosophe-artiste de ma­nière absolument époustouflante. Et, on le sait, Nietzsche n'a pas proposé un système, quel qu'il soit, mais a rédigé sous forme d'aphorismes les réflexions d'une pensée ouverte. Ainsi, les sources sont éclatées dans l'œuvre et une certaine familiarité avec celle-ci aide au bon entendement des déve­loppements de Sojcher. Car Sojcher est lui aussi poète et philosophe et il se passionne à commenter une œuvre dans laquelle, comme il le rappelle, on avance sans che­min, en l'inventant au fur et à mesure. Entre la pensée labyrinthique et le plaisir du texte, il faut prévenir, donc, que les ba­lises seront rares et les vertiges, intenses. Commençons par le texte de la conférence. Sojcher y aborde, évidemment dirais-je, vu le lieu où elle est donnée, la question para­doxale de la poésie chez Nietzsche, qui mé­prisait les poètes (« parce qu'ils mentent trop » est son point de vue philosophique) mais qui a pourtant, lui-même, pratiqué la poésie. De ce sujet complexe (Nietzsche, le premier, a manqué de clarté) et dans le cadre étroit d'une conférence, Sojcher s'en sort mais la confusion me semble proche, car, pour ce court exposé, le nombre de concepts, de citations ou de références donne déjà un peu le tournis. En bref, pour aider le lecteur, donnons la réponse à ce paradoxe : cela dé­pend du niveau de qualité de la poésie ; la mauvaise est condamnée sans autre précision et la bonne est conservée mais sans que per­sonne ne prenne la peine de la définir. Le sujet demeure délicat ; ne faisons grief ni à Nietzsche ni à Sojcher de ne pas nous don­ner d'explications décisives. La question et le sens, qui reparaît aujourd’hui, près de trente ans après sa première édition, est un essai nettement plus volumi­neux et plus ambitieux. D'entrée de jeu, Soj­cher concède toutefois qu'il s'agit « plus d'un accompagnement passionné de lecteur que d'un commentaire de professeur ». Il fait bien car on entre dans des « interprétations et des interprétations d'interprétations » (p. 21). Le plaisir du texte revient en force et comme le sujet s'y prête, Sojcher en rajoute quelques couches.

Il est vrai qu'il est difficile de parler du sens en se gardant d'être victime de la logique de la langue ; que questionner, c'est inventer une forme nouvelle qui contrarie la syntaxe et la grammaire, mais Sojcher abuse de la si­tuation et son essai porte la marque d'une époque riche en jeux textuels de tous genres. Dans sa conférence, il ose (p. 22) comparer Nietzsche à une voiture (avec sa motricité dionysiaque et son freinage apollinien)... Ici, il invite à distinguer « négation et négation » (p. 26), « illisibilité et illisibi­lité » (p. 32), « égoïsme et égoïsme » (p. 60). Chaque fois, ses explications sont intéressantes mais fallait-il vraiment com­mencer par les formuler ainsi ? Ailleurs, ce sont des affirmations (« la force du sens, c'est qu'il n'a pas besoin de se détourner de ce qui est », p. 96, « la pensée est insépa­rable de celui qui en fait l'épreuve », p. 121) au truisme quasi tautologique qui donnent la vertigineuse impression qu'on pense en rond. A vrai dire, on est plutôt dans une spirale qui s'enrichit à chaque tour et se re­modèle constamment mais fait aussi, sans cesse, retour sur elle-même. Le but de l'au­teur n'est pas de trouver un message ou de délivrer une vérité mais d'envisager l'œuvre de manière questionnante et de faire sens tout en le recherchant. Retour à cette idée d'« accompagnement »... qui concerne le lecteur aussi.

La pensée de Nietzsche a, certes, gardé toute son actualité mais le texte de Sojcher est imprégné d'une époque qui a pratiqué à outrance la haute voltige verbale et le mé­lange des genres et a beaucoup interrogé le(s) sens. L'idée de cet « accompagne­ment » a dû séduire mais aujourd'hui, il ne peut être présenté ni comme un essai philo­sophique ni comme une œuvre poétique. Par contre, il est le premier livre d'une œuvre qui, par la suite, a beaucoup utilisé l'autobiographie. Tout compte fait, c'est sans doute en le considérant ainsi qu'on donnera à ce texte sa meilleure résonance.

Jack Keguenne

Jacques SOJCHER, Nietzsche, la question et le sens, suivi de Nietzsche ou Levinas, une confronta­tion intempestive, éd. Ancrage.