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Critiques de livres

Carl Norac
collectionneur d'instants. 20 ans d'écrits, 20 ans d'images
Imprimerie provinciale du Hainaut
2005
166 p.

Carl Norac a vingt ans
par Laurent Robert
Le Carnet et les Instants n° 142

Carl Norac a vingt ans. La phrase est doublement inexacte. D'abord, l'individu qui répond en littérature au nom de Carl Norac n'a plus vingt ans : c'est un chenu poète né en 1960 à Mons, ville du Doudou et du rien, comme chacun sait. Ensuite, s'il est question de célébrer vingt ans d'écriture – ou de publications -, il est permis de pinailler : le poète reçut un premier prix littéraire en 1979 et publia ses deux premiers recueils de poèmes en 1990 (Images en voie d'arrestation et Le maintien du désordre). On n'en sortira pas, à moins de se souvenir que Carl Norac est aussi écrivain pour la jeunesse et de constater que c'est en 1986 que parurent ses deux premiers albums pour enfants, Bon appétit, Monsieur Logre et Le fantôme à tics. Il n'empêche : Carl Norac a vingt ans est un mensonge, est une fiction, est une construction poétique, comme l'est – j'arrête de persifler – le beau livre aujourd'hui consacré à l'auteur paradoxal et très conséquent de Dimanche aux Hespérides et de Romulus et Rémi.

En fait, Carl Norac, collectionneur d'instants. 20 ans d'écrits, 20 ans d'images est le catalogue d'une exposition qui se tient actuellement à la Médiathèque d'Orléans et qui se tiendra en mai et juin à La Louvière ; mais c'est également une œuvre en soi, à la fois bilan et création, livre de souvenirs et de découvertes. Richement illustré – de photos, de pages et de couvertures d'albums, de manuscrits -, l'ouvrage comporte de nombreux témoignages, heureusement plus précis que complaisants, qui éclairent sur les diverses facettes du travail de l'auteur. C'est un peu comme s'il s'agissait de réunir ce qui est peut-être, parfois, anormalement dissocié – du moins dans l'esprit du public ou, plus sûrement, des vilains critiques : dans ces pages, le poète en prose, le poète en vers, le conteur, le voyageur, le badaud, le voleur d'instants, le fils (de Pierre et Irène Coran), le père (d'Else), le fin connaisseur de la poésie passée et présente cessent enfin d'apparaître comme des personnes différentes. Et le meilleur réside dans les passages que Carl Norac a écrits lui-même, dans les inédits ou les extraits de livres qu'il offre en partage au lecteur. Dans un «Journal de gestes», il évoque, par courtes notules, quelques lectures fondamentales, d'Hugo Claus à Apollinaire en passant par Michaux, Jacqmin, Seamus Heaney, Philip Larkin, Kafka…Quelques lignes suffisent pour transcrire la vision sensible, acérée d'une œuvre. Dans «Mes voisins», il confie le début d'un projet de livre pour enfants, avec des illustrations de Roland Breucker : «On est toujours le lapin d'un autre. C'est comme ça. Mon voisin a beau cacher ses oreilles, parler comme un renard, porter des lunettes futiles, se mettre du noir sur les cils…» Dans «Inde et alentours», il présente des photographies et des notes extraites d'un carnet de voyage inédit. En regard des photos, les textes ne laissent pas d'être brûlants, émouvants : «Ma sœur qui dort dans le chaos, les seins durcis par le chaos, hanches polies, ventre dompté par le chaos, je crus te voir hier le coude posé sur du fil de fer tressé, dans une rue de Jaipur, la ville rose». Toutefois, le poète semble s'être rendu compte que le poème en prose – la petite bombe textuelle chargée d'images très denses et d'aphorismes - est une technique comme une autre, qu'il maîtrise désormais parfaitement, et que la vision décalée de territoires étrangers peut se reproduire à l'envi – sauf à basculer à son tour dans la Grande Garabagne ou le pays des Meidosems. Aussi, les textes les plus récents de Carl Norac sont-ils des poèmes en vers libres, avec des coupures à l'intérieur des vers marquées d'une barre oblique :

«à présent tu es à l'orée/ mais à l'orée de quoi/
est-ce un bois/ un souffle/ un écho/ est-ce toi/
la lisière/ un lieu saint/ un lieu sauf/
tu poses la raison et tu ne la perds pas/
hors de toi si calme/
tu entres dans les pensées/ c'est tout droit sous les fenêtres/
de la candeur tu connais l'issue/ hors de toi/ si loin/
tu retrouves l'orée/ un cœur malgré toi pour qu'il batte (…)»

Ces «Fragments sur des vitraux de Pierre Zanzucchi», avec leur souffle, leur scansion légèrement hachée, sont l'indice d'une volonté de renouvellement, d'un désir de ne pas se laisser enfermer dans une forme ni une manière d'écrire, fussent-elles pleinement accomplies. Carl Norac n'a plus vingt ans – désolé -, mais il n'a pas fini de nous étonner.