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Critiques de livres

Une part d'ombre

Avant de devenir un romancier cé­lèbre et controversé, Michel Houellebecq écrivait de la poésie et s'es­sayait à théoriser le genre. Dans Rester vivant, il définissait le poème comme une manière, parmi d'autres, de donner « une forme cohérente » à l'angoisse d'être. Les souffrances profondes, les interrogations obsédantes sont sans remède. On peut fon­cer rageur vers les seules portes qui restent, on peut se supprimer ou céder à la folie. On peut hurler, bien sûr, proférer pour toute révolte des « cris inarticulés ». L'essentiel sera ultérieurement d'en sortir, que la dou­leur ou la question trouve à se canaliser dans une structure. Aucune réponse ne se conquerra, rien que des bribes, rien que des embryons de solution provisoire à décrypter derrière les chatoiements du langage ou les complexités de la forme poétique. Une cer­titude toutefois paraîtra s'imposer : le poète ne sera qu'un métaphysicien d'occasion, un philosophe de raccroc. Car il n'élude ni corps ni matière, ni l'espace d'où il parle ; il se soumet à des jeux mi-futiles mi-sérieux, s'invente des défis saugrenus. Il pense comme en rêvant, se contredit, se trompe, ne pontifie pas. A la fin du poème ou du livre, il n'est pas « comblé », pas réconcilié. C'est heureux s'il est lui-même : un bateleur plus masqué et plus nu à la fois. Avec Nuit de ma nuit, Gaston Compère af­fronte justement ses terreurs avec la lucidité et la belle liberté de qui invente ses propres contraintes. Il organise en effet son recueil comme un tour de boussole, accomplissant une boucle du Nord au Nord dans le sens des aiguilles d'une montre. A chaque point cardinal correspond une poétique, soit une manière de braver la mort ou d'interpeller la Création en avançant un verbe qui peut s'avérer aussi bien clinquant que cinglant, voire ostensiblement malhabile, presque balbutiant. Les parties dévolues au Nord ne sont pas innocemment intitulées mathéma­tiques ou algèbres : comme si tout se révélait calculé, parfaitement démontré, elles cons­tituent le lieu où le hasard n'a pas de prise, où dès lors s'expriment la cruauté irrémé­diable, la faillite inéluctable des destinées. La mort y plane, la vie ne compte plus, on y croise « sicaires » et « coupe-jarrets », on y manie la « lame », le « glaive », les « ciseaux de fer », les « forceps ». Ces pages sont ly­riques, qui disent l'« épiderme transi » et « la guenille de la plaie », qui chantent l'aube comme une fin :

Une image :

dans l'aube décantée du Nord

une seule image

celle de la fille pâle et bleue

une image seule

de la fille aux cuisses fortes

jusqu'à la moelle gelée

et plus vive d'être morte

Dans les sections réservées au « nadir » et aux « bouffonneries de l'est », Gaston Com­père torture à plaisir le langage : il le triture, le charcute, le boursoufle. Mots-valises, néologismes, métathèses, allusions plus ou moins transparentes, emprunts à l'italien ou à l'anglais de cuisine, tout est bon qui trans­forme un poème de mort en sarabande in­fernale, en carnaval grimacier. L'entreprise se révèle moins drôle que tragique, comme le confirme telle confidence entre deux pi­rouettes : « Souris-moi, ma grise : ton sou­rire/Désinfecte la plaie d'être (...) Point de miracle de par ce monde de brume ». De même, le pastiche permet de peupler de ricanements le silence. Deux poèmes de Sté­phane Mallarmé font ainsi l'objet d'un dé­capage virtuose. Tronqués et malmenés, mêlés au vers baroques de Compère, « Le vierge le vivace... » et le Sonnet en x perdent leur atonie sans que s'annule leur morbi­dité, sans que s'occultent les enjeux du texte source. Leur présence souligne d'autre façon combien le poète ne peut se priver du jeu, de l'exercice, et combien il ne peut at­teindre au questionnement le plus profond que de biais, par la feinte, le faux délire, le rictus sans cesse redessiné. Il y aurait une leçon qui naîtrait de la mascarade : il faut être factice si l'on veut être grave. A « l'ouest », à « l'Occident où l'on occit », appartiennent les « effusions », mais le terme paraît chargé d'une part d'ironie. Si le poème recèle toutes les vigueurs de l'éloge, l'auteur s'obstine surtout à proférer les tourments de l'agonie, la proximité froide de l'Enfer, le regret d'une « parole rebelle ». Il passe, au besoin, d'un registre langagier à l'autre comme s'il fallait, pour ne point mentir, éviter la patine, la politesse des pe­tits-maîtres. C'est que Gaston Compère ne se veut pas camelot, pas vendeur de bon­heur ou d'espoir : avec Nuit de ma nuit, il tente simplement d'articuler en poèmes une part d'ombre.

Laurent Robert

Gaston COMPÈRE, Nuit de ma nuit, Bru­xelles, Editions Les Eperonniers, coll. « Le Scribe », 1999