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Critiques de livres

Hubert Nyssen
Les déchirements
Arles
Actes Sud
2008
306 p.

Le passé fantôme
par Ghislain Cotton
Le Carnet et les Instants n° 151

Hubert Nyssen, qui avait largement entamé la quarantaine avant de se façonner un destin d'écrivain, s'est bien rattrapé depuis. Avec plus d'une quinzaine de romans et de nombreuses incursions dans les domaines de l'essai (en particulier sur les magies et les mécanismes de la lecture et de la création littéraire), de la poésie, du théâtre, de l'opéra et des livres pour la jeunesse. Et il y a exactement trente ans que ce Bruxellois jetait son froc de publicitaire aux orties pour fonder avec une audace folle et le succès que l'on sait les éditions Actes Sud, à Arles. Aujourd'hui, à 82 ans, l'ancien Belge n'a rien perdu de son énergie ni d'un talent qu'atteste une fois de plus Les déchirements, son dernier roman en date. Sous la plume de Valentin Cordonnier, écrivain homosexuel, le texte se développe autour de ses conversations à Paris, avec Colette, la veuve de son frère aîné Victor tué dans un accident de la route. Son but : éclairer l'étrange personnalité de cet aîné qui l'a toujours négligé ou ignoré. Au fil de ces échanges, Colette fait apparaître l'ombre de Julie Devos, un professeur d'histoire de l'art qui enseignait à Anvers à l'époque de la guerre et pour qui l'étudiant Victor avait éprouvé une passion intense et secrète. Invité – ou convoqué – chez elle, Victor n'avait pas osé ce que peut-être elle attendait de lui. Quand il avait tenté de la revoir, les Allemands l'avaient arrêtée et envoyée dans un camp dont elle ne devait jamais revenir. Cette disparition avait développé chez lui un irrépressible sentiment de culpabilité. Depuis, le fantôme de Julie n'avait cessé de le hanter, ce qui allait marquer aussi sa relation avec Colette amenée à faire la part entre amour, compassion et frustration. Au cours de sa quête et de la rédaction de ce qui se voudrait une sorte de procès-verbal littéraire des rencontres avec Colette, Valentin est informé, par ailleurs, d'un élément parfaitement horrifiant – déchirant – qui concerne Julie et jette un éclairage nouveau sur ce que savaient les uns et les autres et sur leurs comportements. En même temps, s'installe entre Colette et Valentin, l'homosexuel, un processus de séduction raffiné et d'autant plus troublant qu'ils savent tous deux «jouer perdant sur des données contradictoires. Cette perception de l'homosexualité et des possibles ambiguïtés dans le rapport homme-femme est un des éléments intéressants de ce roman subtil qui en comporte bien d'autres. À commencer par le flamboyant personnage de Colette. On sait avec quelle virtuosité jouissive Nyssen campe les héroïnes de ses romans. Celles que son amie Nancy Huston a décrites dans L'écrivain et son double, comme «splendides, grandioses, puissantes, excessives parfois mais jamais ridicules». Peu d'écrivains autant que lui ont exploré et exalté toutes les ressources, les magies et les malices de la féminité. Et Colette figure certainement parmi les plus représentatives de ses «créatures». Autre constante de l'oeuvre de Nyssen et qui prend ici une importance majeure : l'interrogation sur le rapport complexe entre la réalité et sa mise en écriture. C'est celle que l'écrivain Valentin se pose, jusqu'à l'obsession, tout au long d'un récit – piégé aussi par celui de Colette – qui le met lui-même en question et qui le conduit autant qu'il en conduit le déroulement. C'est aussi cette hantise d'une impossible vérité – tant pour les faits eux-mêmes que pour leur relation – qui s'exprime dans les retours incessants aux épisodes censément vécus par Victor. On retrouve aussi dans le roman cette plaisante habitude d'ouvrir des fenêtres et de respirer avec élégance et à-propos des moments d'inspiration survenus au fil de la plume comme des grâces ajoutées. Sans être pour autant passibles de ce que de bons esprits condamnent sous l'appellation, à leurs yeux infamante, de «digressions». Hubert Nyssen n'a pas oublié non plus son pays d'origine et prend un plaisir évident à mettre deux univers en parallèle. Le Paris décliné au fil des rencontres de Valentin avec Colette et la Flandre dont la mère Cordonnier était une digne fille, autrefois bonne d'enfants dans une famille aisée. Et c'est à Anvers que ses fils avaient grandi, ce qui devrait initier les lecteurs français à quelques savoureux éléments du langage populaire du cru, décrochés avec une sorte de tendresse dans les greniers de la mémoire.