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Critiques de livres


Marc ROMBAUT
Ombres sur une piscine jaune
Seuil
coll. Fiction et Cie
2000
218 p.

Roman sombre

Qu'on ne s'y trompe pas : le jaune annoncé dans le titre n'est pas la couleur dominante de ce roman. Bien qu'il se déroule pour l'essentiel à Antibes et sur la Riviera française, ce n'est pas l'or du soleil couchant qu'on y aperçoit, ce seraient plutôt les lumières poisseuses, artificielles, de la nuit électrique. D'ailleurs, c'est la nuit qu'André filme les tableaux du peintre S.1, lorsque la salle où ils sont exposés — l'ancien atelier de Picasso — se vide de ses visiteurs. André est réalisateur de films sur l'art et l'ethnographie. Son amie Françoise, em­ployée au Ministère de la Culture, lui a ob­tenu la commande de ce film pédagogique. Mais le documentaire pour André n'est qu'un pis-aller ; ce qui l'intéresse, c'est la fic­tion. Malgré tout, il tente de faire œuvre de créateur, de transposer dans ses propres images la force presque insoutenable des toiles qu'il filme. En vain. Il a beau les écra­ser de lumière, les scruter sous tous les angles, multiplier les prises de vue, il n'arrive pas à en restituer la splendeur chromatique, la beauté à la fois sereine et tourmentée. S'il n'arrive pas à voir et à faire voir ce qui est exposé au regard (les tableaux de S.), en revanche l'œil de sa caméra capte ce qu'il n'aurait pas dû voir (les images d'un atten­tat). Témoin involontaire d'un crime ma­fieux, André refuse de céder le négatif qu'on lui réclame, malgré les menaces de plus en plus insistantes dont il est l'objet. En gar­dant les images interdites, il sait qu'il signe sa condamnation à mort. Mais n'est-ce pas là justement ce qu'il cherche ? Mourir est la seule manière de faire usage de sa liberté, de s'affirmer en tant qu'être singulier. Tout, en effet, dans ce roman sombre, est placé sous le signe de l'échec, du ratage, de la répétition destructrice. La fin consentie, sinon concertée, d'André reproduit en écho deux autres morts. Celle de S., qui s'est sui­cidé alors qu'il était au sommet de son talent artistique (en filmant ses toiles, André se sent « traversé par le pressentiment obscur de filmer son propre parcours »). Mais aussi celle de son père, par laquelle s'ouvre le roman. Ce père qui jamais ne fut un modèle, mais plutôt un rival (l'un de leurs jeux favoris consistait à se disputer les mêmes femmes) ou, chose plus curieuse, « un témoin essentiel de sa vie ». N'ayant pas réussi à tracer sa propre voie, et ne pouvant se résoudre à répéter celle de son père, André est voué au dévoiement, à la transgression de la loi. Il voudrait aimer Françoise, mais n'arrive qu'à la désirer phy­siquement, la trompe avec la première venue. Il enfreint les termes du contrat passé avec le Ministère (le film pédagogique, dont il fait un film d'auteur, raturant le scénario et les commentaires qui lui donneraient un sens). Et c'est aux termes d'un autre contrat — au sens mafieux cette fois — qu'il perdra la vie. Du peintre qu'il admire tant, il n'aura finalement réussi qu'à reproduire l'échec. Dans le combat qu'elle lui livre, l'obscurité finit toujours par l'emporter sur la lumière. Ombres sur une piscine jaune est un récit aux résonances multiples, un roman en trompe-l'œil où l'esprit vient sans cesse buter comme le regard du cinéaste contre la sur­face du tableau qui toujours se dérobe. Que lui manque-t-il pour emporter complète­ment l'adhésion ? Sans doute une écriture dont la puissance soit à la mesure de son sujet. L'intrigue donne parfois l'impression d'être davantage une construction intellec­tuelle qu'une nécessité advenant au récit de l'intérieur. La narration est ralentie par des scènes érotiques, certes suggestives, mais un peu redondantes, par des anecdotes culturelles, des détails descriptifs inutiles (« elle s'exhibe devant André en combinaison version robe, en organza de Nylon couleur pêche et pi­quée de fleurs en jersey Lycra »). A d'autres moments, comme pour compen­ser ces ralentissements, l'auteur tente d'in­suffler un rythme plus nerveux en multi­pliant les phrases nominales, elliptiques, les dialogues « enlevés », dans lesquels chaque réplique est là pour faire mouche, mais d'où résulte paradoxalement quelque chose d'ar­tificiel. Peut-être Marc Rombaut a-t-il été devant les profondeurs entrouvertes par son roman comme André, son alter ego, devant les toiles de S. : « Jamais dans sa vie il ne s'est senti aussi douloureusement seul. Il ne voit pas comment il pourrait filmer son ver­tige, ni sa violente désespérance. » La fascina­tion de l'abîme est à la mesure de son effroi. Et il est tentant de s'entourer de garde-fous avant d'y plonger le regard.

Daniel Arnaut

1. S. pour Nicolas de Staël, ainsi qu'en attestent de nombreux éléments du récit, tant biogra­phiques que picturaux.