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Critiques de livres


Jacqueline HARPMAN
Orlanda
Grasset
1996
296 p.

Orlando-Orlanda, le pari d'Harpman

Le nouveau roman de Jacqueline Harpman est apparemment à l'extrême op­posé de celui qu'elle nous avait livré l'an dernier. Moi qui n'ai pas connu les hommes négligeait tout point de repère tem­porel et géographique. Orlanda détaille mi­nutieusement une somme considérable de connaissances intellectuelles. Le trop-plein des héros remplace l'histoire « blanche », ab­sente, de l'énigmatique adolescente qui n'avait pas connu les hommes... Une telle charge d'affectivité, d'histoires personnelles, de réminiscences historiques et littéraires autorise même la schizo du per­sonnage principal, l'apparition surprenante de deux personnages distincts : le masculin et le féminin prennent corps littérale­ment... Les deux livres sont moins éloignés qu'il n'y paraît de prime abord, ils explo­rent tous deux les méandres de l'âme hu­maine placée dans des situations extrêmes. Si cette nouvelle histoire vous paraît diffi­cile à croire, revenons-en aux faits. « La scène inaugurale se déroule à Paris, en face de la gare du Nord, dans le café qui se dénomme, ambitieusement, Brasserie de l'Europe. (...) Il est un peu plus d'une heure. Certains clients mangent un œuf à la russe, d'autres des sandwiches. Aline Ber­ger, trente-cinq ans, lit, assise devant une eau minérale dont elle prend régulièrement quelques gorgées. » La précision de la des­cription se veut d'autant plus acérée que le phénomène décrit échappe au réel. C'est Orlando de Virginia Woolf que lit cette élé­gante professeur de lettres. Et, subitement, l'argument surgit de la lecture de Woolf pour devenir la chair du livre de Harpman. La part masculine d'Aline Berger s'échappe de son corps pour investir celui d'un jeune homme blond dont le destin va basculer. N'avez-vous jamais éprouvé cette envie fu­rieuse d'échapper à votre enveloppe corpo­relle pour prendre place dans le corps ma­gnifique, séduisant, ravissant d'un(e) autre ? La tentation est grande à certains moments de bousculer les règles établies : je suis une femme, tu es un homme, à chacun son édu­cation et ses lois. Rarement, la tentation conduit au bout du chemin, jusqu'à la transsexualité. Mais ce que le rêve permet, la plume peut l'inventer et pousser jusqu'aux limites ultimes du crédible la concrétisation de ce désir la plupart du temps refoulé. C'est donc un ménage à trois qui fait ce roman : la narratrice, l'héroïne et son double masculin. Communauté d'esprit, ri­valités, mémoires dupliquées, les parcours mentaux sont d'autant plus sinueux que les parcours géographiques collent à la réalité depuis la Brasserie de l'Europe à Paris jusqu'à la place Constantin Meunier ou au Conservatoire de Bruxelles. Ne cherchez pas une description graveleuse de ce partage des sexes, nous ne saurons pas tout des émois qu'il provoque : la narratrice s'offre la coquetterie d'interrompre le récit quand les situations deviennent scabreuses... C'est d'analyse psychologique qu'il s'agit ici ! Le double constitue un thème sans conteste intéressant mais très exploité de ce dernier siècle marqué par les théories freudiennes. Imaginez la jubilation de la romancière qui unit dans cette histoire psychanalyse et écri­ture pour devenir pure manipulatrice d'imaginaire. La fiction semble dépasser la réalité, alors qu'elle ose, en fait, y puiser à des sources très intimes, souvent masquées. Jacqueline Harpman nous propose donc un pari. Croire à cette duplicité, imaginer que ce passage des corps est possible.

Autant l'histoire sans fioritures, l'immer­sion dans un monde concentrationnaire pa­raissait toucher l'essentiel, l'universel, dans le livre précédent, autant, ici, se dégage un jeu subtil et intellectuel, une manière de marivaudage.

Apprécier Orlanda relève donc aussi du pari que chaque lecteur accepte ou non de faire : est-on vraiment prêt(e) à y croire ?

Nicole Widart