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Critiques de livres

Juan d'Oultremont
Portrait d'Ari la nuit
(Papiers découpés d'Anna Sommer)
Éd. Estuaire
2006
89 pages

Comment peut-on s'appeler Judas?
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 143

Il est des prénoms difficiles à porter. Lourds de sens. Dès le premier contact, ces noms font sourire, effraient ou induisent fatalement des préjugés. Judas est, dans notre culture judéo-chrétienne, synonyme de trahison, de veulerie, d'imposture. Juan d'Oultremont aurait pu s'appeler Judas, à deux lettres près. S'est-il appelé un jour ainsi? Nous ne le saurons pas. Mais, au terme de nos lectures, nous ne pouvons que constater l'importance de ce prénom pour lui.

D'Oultremont publie en effet un volume de cinq nouvelles chez Labor et un récit Portrait d'Ari la nuit (Estuaire) centrés chacun sur un héros prénommé Judas. À chaque histoire son Judas : un écrivain, un historien d'art d'Uppsala, un professeur de photographie dans une Université proche de Copenhague, un artiste peintre en crise, un pianiste aveugle féru d'art moderne, un dentiste en visite au Musée des Beaux-Arts de Reims : des hommes d'une quarantaine d'années, des intellectuels, des artistes ou des amateurs d'art qui portent avec plus ou moins de bonheur ce prénom difficile et qui pourraient être autant de facettes de Juan d'Oultremont si l'on en croit sa biographie.

Juan d'Oultremont
Judas
Bruxelles
Éd. Labor
Coll. "Grand Espace Nord"
2006
106 pages

Après des études de peinture à St-Luc (Bruxelles), parallèlement à sa pratique artistique, Juan d'Oultremont a publié un premier roman Villa Mathias en 1979 chez Albin Michel. Il est professeur à l'Ecole de recherche graphique à Bruxelles et excelle à la radio et à la télévision, notamment dans le Jeu des dictionnaires. Pas étonnant donc que ses héros se passionnent pour l'art et visitent si ardemment les musées ce qui débouche, c'est bien connu, sur de passionnantes aventures et d'étonnantes réflexions…

Portrait d'Ari la nuit est un récit plus long que les cinq nouvelles mais il nous emmène, lui aussi, au cœur d'une relation étrange , celle qui se noue sous nos yeux entre la comédienne interprète des Monologues du vagin et Judas Levinn, écrivain, professeur de littérature comparée à l'Université de Leipzig, et, surtout, hypocondriaque. Judas a contracté la tuberculose à vingt-six ans, avant de s'adonner à toutes les maladies infantiles auxquelles, enfant, il avait échappé. Son cou le fait atrocement souffrir : un cancer très rare, probablement. Et, bien entendu, inguérissable. Mais, aujourd'hui, ce qui le préoccupe, c'est Ari Prawn, l'actrice qui joue la pièce d'Eve Ensler et qu'il vient de rencontrer dans une émission de la ZDF. Plus de deux cents entretiens ont fondé les Monologues, portrait vertigineux de ce gouffre, ce territoire tabou qu'est le sexe des femmes. Ari prononce le mot vagin 123 fois chaque soir et ça laisse des traces, c'est un bonheur et une épreuve à la fois. Judas est fasciné par cette actrice aux cheveux blonds et courts qui mange des crabes avec les doigts et qui a joué Shakespeare à Londres, une fille qui construisait des maisons en lego pour y enfermer les mouches quand elle était petite… Relation équivoque, nourrie des passions antagonistes de deux êtres extrêmes. L'auteur dit en postface s'être inspiré d'une rencontre nocturne avec la vraie comédienne qui interpréta réellement plus de cent trente fois les fameux "Monologues".

Ici, comme dans les nouvelles, la plume de Juan d'Oultremont ne déçoit pas. Son ironie, son humour piquant, le style alerte et empreint d'autodérision, nourri de références indirectes à la réalité d'aujourd'hui ("C'est une histoire qui, vu son absence totale de violence, ne pourrait se passer en Alabama") nous offrent des fictions légères, pleines de voyages improbables, de personnages étranges et de liaisons ambiguës. Un certain jeu avec les codes caractérise également cette écriture, qui intègre les listes des rêves d'Ari P. ou celle des tuberculeux célèbres qui hantent Judas ou encore les trente-trois définitions possibles du sujet d'une histoire…

Un peu d'érotisme, un soupçon d'art plastique et une plume acérée s se conjuguent pour construire des histoires d'aujourd'hui, proches des phantasmes et des rêveries des hommes de quarante ans. Avis à ceux qui ont envie de s'y retrouver et à celles qui veulent en connaître plus sur la gent masculine quadragénaire de la catégorie "artiste": de toutes façons, ces six histoires en valent la peine.