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Critiques de livres

Collectif
Paroles d'exils
coordination Serge Noël
Bruxelles
Éditions Le Chant des rues
2007
535 p.

Europe forteresse, Afrique meurtrie : paroles d'un exil douloureux
par Nicole Widart
Le Carnet et les Instants n° 148

Les éditions Le Chant des rues publient Paroles d'exils, une somme de plus de cinq cent trente pages de récits et témoignages de migrants entre l'Afrique et l'Europe. On y découvre l'horreur de ces voyages au bout de l'enfer, mais aussi l'analyse politique et historique des raisons qui poussent ces migrants à l'exil. On y perçoit l'émergence d'un réseau d'aide aux sans-papiers qui tente de faire bouger le monde politique tant en Afrique qu'en Europe. Analyses, récits de vie mais aussi textes poétiques éclairent autrement les chemins de l'exil.

En septembre et octobre 2005, le long des grillages de l'enclave espagnole de Ceuta, dans le nord du Maroc, l'armée tire sur les migrants qui tentent d'escalader les grillages. Le bilan est lourd : dix morts, de nombreux estropiés. Mais cela ne suffit pas puisqu'une déportation de masse dans les déserts du Sud achève le portrait d'une Europe meurtrière relayée par les autorités marocaines. Vous imaginez- vous abandonné au milieu des sables sahariens sans eau ni nourriture, peut-être, même, menottes aux poings? Certains ont réussi à revenir en suivant les traces des jeeps qui les y avaient amenés. Combien sont morts?

C'était un pas de trop vers l'injustice. Plusieurs associations d'aide aux sans-papiers sont nées de ces atrocités impunies. Paroles d'exils est dédié aux victimes de la répression d'automne 2005 à Ceuta et Melilla. Si le livre est né à l'initiative de l'association SOS Migrants à Bruxelles, il est le fruit d'une collaboration entre individus et associations des deux continents. Sa publication a bénéficié de nombreux partenariats et soutiens, notamment ceux de la Fondation Roi Baudouin et de la Communauté française de Belgique.

Dans le premier chapitre, seize personnes racontent leur odyssée; elles sont toutes africaines, d'origines, d'âges, de sexes différents. Elles ont choisi la mer, la route ou l'avion pour échapper à leur destin. Cela fait des années que vous voyez ces images désolantes de frêles embarcations explosées par l'océan, de cadavres dans des containers, de corps d'enfants morts dans le train d'atterrissage d'un avion, de pirogues qui dérivent en Méditerranée et dont personne ne veut secourir les occupants : l'Europe forteresse ne veut pas d'eux. Les Africains, eux, persistent à voir en Europe l'Eldorado, la démocratie, la liberté de penser, de se déplacer, d'exister. Tout le contraire d'une Afrique modelée jadis par les colons blancs qui lui ont laissé le goût de la poudre, la dictature, le népotisme à outrance. L'Afrique est riche de minerais, les dictateurs s'enrichissent, les Occidentaux qui les soutiennent aussi; les hommes et les femmes qui leur résistent sont anéantis. Dans les pays où la guerre, la dictature semblent absents, c'est parfois une autre forme de torture qui sévit : l'impossibilité de construire un projet. Tous les jeunes qui réussissent même brillamment leurs études sont privés d'avenir par le pouvoir qui réserve aux fils de ses partisans l'accès aux professions intéressantes.

L'avidité des passeurs, la chaleur torride du désert, les geôles algériennes ou marocaines, les centres fermés en Belgique, rien n'arrête le désespoir. Cela fait des années que vous voyez ces images? Ecoutez donc à présent la parole de ces exilés. Le témoignage de ces seize migrants nous fait vivre de l'intérieur leur voyage désespéré.

L'été 2007 restera marqué en Belgique par l'incapacité de gouverner des hommes politiques et par la souffrance d'Angelica et sa maman, enfermées au centre 127 bis par une machine étatique déboussolée. Elles viennent d'Équateur mais elles vivent ce que nombre d'Africains subissent dans notre merveilleux pays, décidément trop petit pour être ouvert aux autres.

Les passeurs africains sont cyniques; leur phrase-clé, «ici se termine ma mission», est sans appel. Des enfants que leur famille voulait sauver sont abandonnés à Bruxelles, en plein hiver, sans vêtements chauds, sans contacts. À eux de se débrouiller pour ne pas mourir de froid. Heureusement, ils rencontrent souvent des êtres humains qui les sortent de ce mauvais pas.

Par contre, si on recoupe les témoignages des Africains sans-papiers sur leur accueil en Belgique via l'Office des étrangers et les centres fermés ou semi-ouverts, il n'y a pas de quoi être fier d'être belge.

«Entre eux (les éducateurs de Florennes) et nous, les Africains, c'est entre le caillou et l'œuf : si le caillou tombe sur l'œuf, l'œuf s'écrase; si l'œuf tombe sur le caillou, l'œuf s'écrase», explique Boubacar, 17 ans, issu de Guinée. Il rêve désespérément d'une Afrique démocratique où il pourrait vivre en ayant toutes ses chances. Car les témoignages sont tous très clairs : s'il était possible de s'en sortir chez eux, si leur pays n'était pas gouverné par des despotes, si la corruption n'était pas le moteur de la politique, la plupart des migrants préféreraient vivre là-bas, près de leur famille.

Le dernier chapitre offre d'ailleurs des éléments d'analyse et les prises de position qui éclairent les relations Nord- Sud et leur impact sur les migrations.

Paroles d'exils, avec plus de deux cents témoignages, des poèmes, des présentations d'associations d'aide aux sanspapiers, un carnet d'adresses, est un livre incontournable pour toute personne qui s'intéresse à la question des migrations africaines vers l'Europe.

Un conseil : commencez le livre par les récits biographiques pour entrer immédiatement dans le vif du sujet. Les cinq «préfaces» auraient pu être judicieusement proposées en clôture de l'ouvrage. Mieux vaut piocher dans cette somme au gré de vos intérêts ou des nécessités de votre lecture…