pdl

Critiques de livres


Kiyé Simon LUANG
Parti pour rester
CFC éditions
coll. La ville écrite
2001
116 p.

L'écrivain et son double

A une table du café Verschueren, un jeune homme écrit. Il remplit des cahiers avec ses impressions, des impressions nouvelles, nées de la rencontre avec cette ville, Bruxelles, à un moment où il avait décidé de changer de vie. Ça com­mence comme un drôle de rêve, puis petit à petit les décors semblent changés, et c'est, à la fin, tout l'ordre intime qui en est bouleversé : jusqu'au café du petit déjeuner, jusqu'à leur accompagnement nécessaire : les pensées. Et c'est ça qu'il raconte : il ra­conte qu'il écrit, qu'il remplit des carnets, qu'il vient de Paris et que sa rencontre avec Bruxelles est étonnante. Il raconte qu'il ren­contre petit à petit la ville et ses habitants dans les cafés, dans les lieux de culture, un­derground ou non, dans les soirées chez l'un ou chez l'autre. Ambiance typiquement Bruxelles, pour le peu que je connaisse celle que Dick Annegarn nomme « ma belle ». Mais cette ambiance, il la décrit avec les yeux d'un étranger. Parce qu'il vient de Paris, le jeune homme ! Et même si de Paris, il ne dit rien, sinon pour comparer sa nouvelle vie à l'ancienne, c'est en Parisien qu'il s'émerveille devant l'ouverture et la chaleur de ses nouveaux amis. C'est aussi en non-Belge qu'il observe le conflit communautaire déchirant la capitale du petit royaume, et ce regard a le mérite de placer ce conflit dans sa véritable région : celle de l'absurde. Quand il rencontre des gens, c'est paré de cette aura dont disposent ceux qui ne sont plus de là-bas, et pas encore d'ici. Mais petit à petit les choses changent : l'insertion est inévitable ; d'ailleurs, il est heureux de cette modification. Le bouillon­nement culturel dans lequel il se retrouve plongé lui donne même l'envie de devenir acteur de cette ville, et d'écrire le journal de cette modification intérieure. Mais qui ça ? Je veux savoir ! Qui est ce « il » ? S'agit-il de ce Kiyé Simon Luang, né au Laos, émigré à l'âge de dix ans à Paris, et depuis peu, installé à Bruxelles ? S'agit-il de cet homme, jeune lui aussi, auteur de Parti pour rester, roman-journal qui ressemble probablement comme deux gouttes d'eau à celui qu'écrit l'autre, au Verschueren ou dans cet appartement bruxellois dans lequel il a déposé son sac à dos. S'agit-il de lui, ou d'un « homme qui lui ressemble », comme dit le quatrième de couverture de ce roman ? Difficile à dire. En tous cas, tout laisse entendre que si marge il y a entre l'auteur et le narrateur, elle est bien faible. Simple brouillage de piste ? Non, chorégraphie... Et je ne m'étonne pas, en regardant (autant qu'en lisant) le spectacle de cet homme qui, à travers la rencontre avec une ville, se modifie et s'écrit, de l'amour qu'il porte aux arts du spectacle. La personnalité qui en ressort est attachante, par la respiration pleine d'une force et d'une sérénité toute orientale qui se dégage des phrases de ce livre. Peut-être même jusqu'à en faire oublier le revers de la médaille : qu'il s'agit une fois de plus d'une histoire d'écrivain. En effet, si le person­nage atterrit sur la scène de Bruxelles par l'entrée des artistes, il n'en descend jamais vraiment. Même lorsque ce journal aborde des sujets plus sociaux, c'est en les effleu­rant à peine, d'une plume d'oie.

Pascal Leclercq