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Critiques de livres


Rose-Marie FRANÇOIS
Passé la haine et d'autres fleuves
Liège
Le Fram
2001
124 p.

Avant-dire

II y aurait deux façons, au moins, de rendre compte de Passé la haine et d'autres fleuves de Rose-Marie François. La première serait de considérer que ce mince livre, qui mit quinze ans à naître, fut conçu — mutatis mutandis — un peu comme Proust élabora sa Recherche : à la manière d'une robe dont les pièces de tissu furent patiemment cousues et dont chaque pan observé isolément offrirait une idée précise quoique toujours insatisfaisante de l'ensemble. Il suffirait dès lors de tirer sur un fil pour que se déconstruise le vêtement et que s'avèrent disjointes ses différentes parties — comme le furent naguère celles du patron. Et à s'appliquer pour choisir l'endroit où commencer à découdre, l'on découvrirait qu'il est question justement d'un « temps qui fuit», « à reprendre » « dans les plis d('une) robe » : « Ma grand-mère gon­flait ainsi la toile de son tablier tantôt d'herbes choisies pour ses lapins, tantôt de fleurs fraîchement effeuillées pour le sable des processions. Je marchais pieds nus dans l'herbe et quand j'ai entendu crier, j'ai lâché les coins de la toile. La nuit s'achève ainsi dans mon passé de Picardie ou dans une Courlande à venir, le paysage passe d'un pays à l'autre, dans une barque, dans un train, dans un livre... » Le texte oscille ainsi entre la Haine et la Venta, entre le Hainaut et la Lettonie, entre le souvenir rêvé et le rêve que l'écri­ture rend plus prégnant que le réel même. Que tout soit fantasme ici ou élaboration poétique est déjà suggéré par l'emploi du mot « fleuve » pour désigner la Haine, quand on sait qu'il s'agit moins d'une ri­vière que d'un pollué. Un autre angle d'attaque possible consiste­rait à ne voir, dans les sept parties de ce livre inclassable, qu'une succession d'avant-dire pour des œuvres non écrites, dont les potentialités ne se déploieraient que dans la tête des lecteurs, dont chaque lecteur, en fait, aurait à écrire les chapitres principaux. Dans la section intitulée Les langues, Rose-Marie François s'attache aux secrets des mots, à ce qu'ils taisent à qui ne peut se donner le temps de les examiner, de sonder leur étymologie et de mettre au jour les cor­respondances et les oppositions qu'ils entre­tiennent, d'une langue à une autre : « Les noms de couleurs passent par toutes les cou­leurs : la déesse aux yeux pers a un regard lilas au bord de l'Amstel, et confusions phoné­tiques aidant, le sinople vert pré et le cynabre rouge vif n 'ont que l'orangé de la pomme de Sine pour les séparer sur les sémaphores. » L'auteure ne se contente pas de relever des incongruités poétiques dues à l'évolution des langues : elle en nourrit, en outre, ses réflexions sur la mémoire, sur l'histoire in­time et « avec majuscule ». Est-il possible en effet d'écrire sur un passé, dès lors que le temps s'est ingénié à brouiller les pistes, à tout biaiser, à installer d'irréductibles si­lences ? Faut-il tout inventer, ennoblir la Haine, se transporter — ou envoyer ses doubles — dans un pays lointain, royaume de conte, de songe ou de pacotille ? Dans chaque section du livre — sauf le conte central, Telle du Conquest — l'écriture ap­paraît mise en scène : tour à tour, « la poète », « la jeune peintre » ou « Nils » — ou encore « Balazs Ferencs », historien au pré­nom comme un patronyme d'universitaire liégeois spécialisé en royauté belge — vien­nent encadrer ce qui est écrit, le mettre à distance. C'est qu'il faut quelque naïveté pour conter, peindre ou traduire — une au­dace d'enfant ou de vieillard ou d'inculte qui ne doute de rien. Or, par le biais des notes sur la création insérées dans le récit, Rose-Marie François ne souligne pas seule­ment combien elle n'est pas la dupe de ce qu'elle écrit : elle indique aussi qu'en poé­sie, ou en art en général, il y va à la fois d'une confiance absolue — puisque « la poésie ne cherche pas, elle trouve » — et d'une extrême modestie, puisque « rien n'est prémédité » et qu'il n'est jamais certain que sera atteinte cette « étrange alchimie du veste posé en solitaire et du regard comme fortuite­ment attiré par ce signe ». Il y aurait sans aucun doute, à Passé la haine et d'autres fleuves, bien d'autres lectures, plus affectives peut-être — mais c'est aussi que l'ouvrage m'a moins ému que ne m'a intéressé sa construction.

Laurent Robert