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Critiques de livres


Patrick VIRELLES
Peau de Vélin
Belfond
1993
250 p.

Bibliophilie pur fil

Edmond Limbourg appartient à la race particulière de ces gens qui, vi­vant dans l'univers du livre, ne gra­vitent jamais sur la même orbite que le commun des lecteurs, pardon, des mortels. Pour lui, Paris signifie « Bibliothèque Na­tionale », Ascona, « Galleria del bel Libro », et Bruxelles lui semble plus remarquable par la « Réserve précieuse » de l'Albertine que par les estaminets de la Grand'Place. Il use volontiers d'un argot technique et sa­vant, jonglant avec les vélin d'Arches, les exemplaires de tète sur Chine, les numéro­tés sur Hollande avec frontispice en hélio­gravure, les hors-commerce sur Alfa mousse de Navarre, sans pour autant se départir d'une très relative indulgence à l'égard des profanes.

Son ordinaire se compose des chroniques du Livre et de l'estampe et de la Gazette de l'Hôtel Drouot. Son logement compte douze bibliothèques. Son bonheur n'existe que par les rayonnages garnis des volumes les plus rares et les plus finement reliés. Bibliophile impénitent, il s'est acquis la réputation d'un érudit en matière d'éditions illustrées sur grand papier. Misanthrope né dans un vingtième siècle qu'il abhorre, Edmond Limbourg est resté accroché aux basques du dix-neuvième, savourant les délices d'une langue qui cultivait le mot précieux comme d'autres font pousser la luzerne. Son savoir est bâti sur les mêmes fondations, qui lui font préférer « croque-lardon » à « pique-as­siette », et corriger Hugo des « impropriétés de langage ».

Les hasards de la vie lui ont collé sur le dos un neveu, aussi doué pour conquérir les femmes que pressé de dilapider au jeu la fortune familiale. L'Alexandre en question, qui a cru bon de faire précéder d'une parti­cule son patronyme, sévit sur les ondes d'une radio périphérique, où il professe le prêt-à-porter culturel. Ce qui permet au bi­bliophile acariâtre d'exercer sa verve fulminatoire contre les écarts de langage de toutes sortes, susurrés sur antenne et déglu­tis hors studio, par cet héritier décidément bien peu digne d'accéder aux trésors du bi­bliophile. L'imbécile y accédera d'autant moins que, pour s'assurer plus prompte-ment les bénéfices de la « Roue de la For­tune », il dérobe un exemplaire exception­nel de l'Histoire naturelle de Buffon, mis en images par Picasso et relié par Paul Bonet. La suite est si morale qu'on la croirait tirée d'une fable de La Fontaine, et pourtant, non.

Peau de Vélin est le premier roman de Pa­trick Virelles, né à Bruxelles en 1939 nous dit-on, et qui, s'il n'est pas bibliophile, pos­sède sur le sujet des connaissances impres­sionnantes.

C'est d'ailleurs l'un des principaux intérêts de ce roman qui dresse également un sédui­sant portrait de mœurs. Au travers des deux personnages principaux, plus quelques com­parses — dont un patron de bistrot et une charmante Créole échappée des Folies-Ber­gères — Patrick Virelles réussit à fixer les marques de deux univers. Celui du ron­chonneur capricieux et maniaque, prêt pour l'embaumement, celui d'un « fils de pub » aussi fat et superficiel que le milieu où il exerce ses talents. Deux univers, et plusieurs langages. Les archaïsmes répondent aux vul­garités, les niveaux de langue s'affrontent au coin d'un zinc de comptoir ou sur un plu­mard, à coup de particularismes locaux et de babils plus ou moins exotiques. On saura gré à 1 auteur de rectifier au passage quelques balourdises sur l'accent belge et de renvoyer la naissance de la trilogie de Pagnol au Mariage de Mademoiselle Beulemans : dans un livre publié chez un éditeur français, ce genre de détails flatte le lecteur de ce côté-ci de Quiévrain. D'une écriture alerte, ponctuée d'un hu­mour parfois trop appuyé, Peau de Vélin se laisse lire sans déplaisir, même si l'un de ses atouts — la parodie du langage « câblé » — risque fort de lasser d'ici quelques saisons. Au risque de plagier le neveu d'Edmond Limbourg, nous dirons que Peau de Vélin est « à consommer dans l'urgence » plutôt qu'à relier plein-cuir.

Alain DELAUNOIS