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Critiques de livres


Edouard C. PEETERS
Nephros
Le Castor Astral
coll. Escales du Nord
2005
240 p.

Frères

Nephros l, premier roman d'Edouard C. Peeters, débute sur un mode mineur. Une bande de copains bruxellois partent en virée à Liège pour enterrer la vie de gar­çon de l'un d'entre eux, Eric. Jacques, le narrateur et meilleur d'ami d'Eric, est victime d'un mauvais coup, qui lui vaut quelques points de suture à l'arcade sourcilière. Alors qu'il est soigné à l'hôpital, encore groggy, une mystérieuse infir­mière dépose un baiser sur ses lèvres… Changement de décor. Un immeuble de bureaux à Bruxelles, lieu de travail de Jacques. Il y traite des « credo es » (cré­dits documentaires) pour le compte d'une grande banque. L'un de ses supé­rieurs lui demande de s'occuper person­nellement d'une mission d'un genre particulier. Il s'agit d'accueillir et d'ins­taller pour quelques jours dans la capi­tale M. Moujber, frère du directeur d'une banque libyenne qui entretient avec celle de Jacques des relations d'af­faires privilégiées. Le jeune Mohanned, fils de M. Moujber, souffre en effet de graves problèmes rénaux qui nécessitent des examens approfondis. Dans un premier temps, le narrateur y voit surtout une manière d'échapper l'espace de quelques heures à l'atmo­sphère pesante du bureau, tout en pan­sant discrètement ses plaies. Première surprise : M. Moujber et son fils ne dé­barquent pas seuls, mais accompagnés de M. Aï-Mal, père de la petite Aïcha, laquelle a déjà subi sans succès la greffe d'un rein. Les deux enfants font peine à voir tant leur état de santé est lamen­table. Jacques les emmène aussitôt con­sulter un spécialiste et trouve à les loger chez l'habitant. Les échanges entre le narrateur et les Libyens se font dans un sabir savoureux, composé à parts égales d'italien, d'anglais et de français 2. Un courant de sympathie ne tarde pas à naître entre eux. Jacques a le sentiment que sa vie est en train de prendre un tournant décisif. Il s'investit dans sa mission au-delà de ce qui lui est de­mandé, conscient qu'une occasion ines­pérée lui est offerte de dépasser la mé­diocrité et l'égoïsme de son statut de cadre-encore-jeune-mais-déjà-plus-très-dynamique. Lorsque, quelques mois plus tard, M. Moujber et M. Aï-Mal revien­nent avec Aïcha pour la greffe (Mohan­ned, malgré les soins prodigués, a entre­temps succombé à la maladie), c'est en véritables amis, en « frères » qu'ils sont reçus.

Traiter un pareil sujet n'allait pas de soi. Le risque était grand de verser dans la caricature (en nous montrant des Libyens arrogants et ridicules, corrompus par l'argent et le socialisme à la sauce Kadhafi) ou de s'embourber dans une intrigue politico-policière, avec visite guidée des bas-fonds du terrorisme in­ternational. Edouard C. Peeters par­vient à éviter l'un et l'autre. Il nous montre des personnages humains, avec leurs travers certes, mais aussi et surtout leur générosité. Une courte scène ré­sume à elle seule son art de transformer une situation a priori banale, voire folk­lorique, en un pur moment d'émotion. Pour distraire ses hôtes libyens, Jacques les emmène faire la visite rituelle à Manneken-Pis. Alors que M. Moujber, incrédule, demande où est « le vrai », imaginant une statue aux dimensions du Sphinx de Gizeh, tout autre est la ré­action des deux enfants : « Manneken Pis faisait toujours ce qu'il avait à faire. Il ne s'arrêterait jamais, lui, d'inonder la ville et je vis dans le regard de Mohan­ned et Aïcha que leur fascination était sans doute moins dans le symbole qu'il représentait que dans la vision d'une fonction rénale aussi parfaite, aussi pure, aussi fluide. » Quelques lignes, et tout est dit.

Ce même refus du manichéisme se re­trouve dans la peinture des personnages secondaires, comme le médecin ou la logeuse (une vieille dame d'abord effarou­chée par ses hôtes encombrants, mais qui se prendra bien vite pour eux d'affec­tion : au moment du départ, elle leur remet une boîte remplie de gaufres qu'elle a elle-même préparées). Au fait, qu'est devenue, pendant ce temps, la mystérieuse infirmière ? Jacques en re­trouvera la trace, lors d'un autre déplace­ment à Liège : divine surprise, il s'agit d'Annabella, son amour d'enfance perdu de vue pendant de longues années. Alors, tout est bien qui finit bien ? Pas exacte­ment. Pourquoi et comment, nous lais­serons au lecteur le soin de le découvrir. Une chose en tout cas est sûre : grâce à elle, grâce à ses nouveaux amis libyens, Jacques est en passe de réussir sa vie. Et l'auteur, lui, a d'ores et déjà réussi son roman.

Daniel Arnaut

1.    « Rein » en grec.

2. Pour mémoire, la Libye a été une colonie ita­lienne, avant de passer sous tutelle franco-
anglaise au sortir de la Seconde Guerre mon­diale.