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Critiques de livres

Benoît Peeters
Lire Tintin. Les bijoux ravis
Bruxelles
Les Impressions Nouvelles
2007
287 p.

Tintin décrypté
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 149

Si, à en croire un sondage récent, Tintin n'a plus vraiment la cote auprès des jeunes (qui lui préfèrent Titeuf, plus proche de leurs préoccupations), il n'en va pas de même auprès des exégètes. La tintinologie est une discipline qui ne s'est jamais si bien portée : il ne se passe pour ainsi dire pas une année sans que des études inédites viennent enrichir un corpus déjà impressionnant. Les Impressions Nouvelles apportent deux pierres supplémentaires à l'édifice. Deux livres signés par des auteurs qui n'en sont pas à leur coup d'essai, Benoît Peeters et Pierre Sterckx, déjà cosignataires de L'archipel Tintin, paru chez le même éditeur. Deux livres très différents par leur objet et leur méthode, mais que réunissent un même amour pour les aventures du petit reporter à la houppe.

Celui de Benoît Peeters, Lire Tintin, est entièrement dédié à l'analyse des Bijoux de la Castafiore. À l'origine, un mémoire présenté à l'École pratique des hautes études sous la direction de Roland Barthes, qui deviendra en 1984 un livre introuvable aujourd'hui. Le présent ouvrage en est la version fortement remaniée, réactualisée à la lumière des nombreuses études parues entre-temps, et complétée par un entretien inédit accordé par Hergé à l'auteur et à Patrice Hamel en 1977. Il s'inspire de la méthode inaugurée par Barthes dans S/Z, qui analysait de matière systématique, selon plusieurs angles d'approche, une nouvelle de Balzac, «Sarrasine». Le choix des Bijoux de la Castafiore ne doit rien au hasard.

Pierre Sterckx
Tintin schizo
Bruxelles
Les Impressions Nouvelles
2007
148 p.

À la différence des autres albums de Tintin, les héros ne partent pas à l'aventure sur les routes du monde, mais restent sagement confinés au château de Moulinsart, où se déroule toute l'intrigue. En l'écrivant, Hergé s'était lancé un défi : écrire une histoire dans laquelle il ne se passerait rien, ou du moins rien de spectaculaire, tenir le lecteur en haleine par un enchaînement de faits à première vue insignifiants. Ce qui impliquait la nécessité de construire un récit dense, aux transitions subtiles et à la trame particulièrement serrée, où chaque élément concourt à la richesse de l'ensemble.

Peeters découpe l'histoire en segments (unités de lecture analogues aux «lexies» de Barthes) et suit un double fil conducteur : d'une part un ensemble de fils thématiques qu'il appelle chaînes (de l'oiseau, de la fleur, de la marche brisée, de la musique et des musiciens, de la disparition des bijoux); d'autre part la construction et la résolution d'une énigme, par la mise en place d'une série de pistes (des Bohémiens, des inconnus, du pianiste, de la présence mystérieuse au grenier, de la pie voleuse), dont seule la dernière se révélera, en fin de compte, la bonne. Armé de ces instruments d'analyse, il procède à l'examen minutieux de l'album, planche par planche, case par case, réplique par réplique. Il le fait avec une tel souci du détail, une telle attention aux indices les plus ténus, une telle subtilité à relever les moindres correspondances qu'on a le sentiment, une fois le livre refermé, que celui-ci a livré tous ses secrets. S'il décortique l'album avec une irréprochable acuité, à aucun moment il ne donne l'impression de forcer l'interprétation : il dit tout ce qu'il y a à dire, et rien que ce qu'il y a à dire, dans une langue parfaitement lisible et dépourvue de jargon, aussi claire que la ligne par laquelle on a défini le dessin d'Hergé. Et s'il se risque parfois à des commentaires psychanalytiques sur le phallus ou la castration, c'est avec une prudence et un sens de la mesure qui n'entament en rien la crédibilité de la démonstration. Ajoutons que celle-ci ne se limite pas à suivre l'intrication des codes à travers l'histoire : elle propose également des rapprochements avec d'autres œuvres, qu'il s'agisse de Jules Verne, d'Agatha Christie ou d'Alfred Hitchcock, ou encore des aperçus éclairants sur le système de la couleur, la guerre des musiques ou la poétique de la boucle, pour n'en citer que quelques-uns.

Tout autre est le Tintin schizo de Pierre Sterckx, qui fut pendant vingt ans l'ami d'Hergé. D'abord, il ne porte pas sur un album en particulier, mais embrasse toutes les aventures de Tintin. Si Benoît Peeters se réclamait de Barthes, c'est à deux autres grandes figures de la pensée moderne que Sterckx emprunte ses concepts, en l'occurrence Gilles Deleuze et Félix Guattari, auteurs du célèbre Anti-Œdipe, critique en règle de la pensée freudienne. Mieux vaut du reste avoir une certaine familiarité avec leur œuvre si l'on veut suivre avec profit la pensée du critique en ses divers développements. Et savoir par exemple que «schizo» (ou «schizoïde») n'est pas synonyme de «schizophrène». Le schizo est «une production de désir et de langage qui fait passer des flux (actes, signes) à l'état libre»; il est celui qui, contre et par-delà les codes sociaux et moraux, «explore des zones d'intensités a-signifiantes et y tente des agencements singuliers et inouïs». Tintin est, selon la terminologie de Deleuze et Guattari, une «petite machine célibataire», un être sans famille et sans origine, qui ne produit rien, n'accumule rien, un «corps mobile» préoccupé seulement de «faire circuler le désir». C'est un nomade, un errant qui «n'existe que par le mouvement et les rencontres», arpentant inlassablement forêts et montagnes, océans et déserts, îles et archipels, dans une attirance fascinée pour le vide, la multiplicité «moléculaire» des grains de sable ou des flocons de neige. Au risque de flirter avec la mort ou avec la folie lorsque, comme dans L'étoile mystérieuse, il sera la proie d'hallucinations. Si le premier chapitre, le plus long et le plus dense du livre, montre un Tintin schizo, les suivants nous en présentent d'autres facettes non moins inattendues : Tintin est aussi pervers, païen. Et il n'est asexué qu'en apparence : en réalité, sa sexualité est là «partout et tout le temps», elle est «une affaire de lignes à tracer et à nouer, pas une question de fantasme ou de couple»…

On l'a souvent dit, le propre des grandes œuvres est de se prêter à des interprétations indéfiniment renouvelées, des plus respectueuses aux plus insolites. À ce titre, celle d'Hergé en fait assurément partie, les livres de Benoît Peeters et de Pierre Sterckx sont là pour en témoigner. Et même quand on lui force un peu la main, Tintin, bon prince, se laisse faire sans rechigner, toujours prêt à reprendre du service et à s'embarquer pour de nouvelles aventures herméneutiques.