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Critiques de livres


Pierre MERTENS
Perasma
Le Seuil
coll. « Fiction & Cie »
2001
575 p.

L'amour en flammes

Perasma. Le titre du nouveau roman de Pierre Mertens intrigue. Nom d'un lac, d'une montagne ? Peut-être d'une île lointaine ? Le narrateur, Pierre Saturnin, d'abord entre­tient le mystère. Plantant le décor : ce pays de l'inconsolation (comment ne pas songer au Livre de l'intranquillité de Pessoa ?), ingué­rissable des morts ignominieuses d'enfants qui l'ont endeuillé, qu'il a choisi de rebapti­ser, avec une ironie amère, Innommie. Par­lant à bâtons rompus, comme pour tromper la déroute d'un été pourri, flou, un peu vain, imprégné de la fin nostalgique d'une liaison qui le laisse vacant, désemparé. Au bout d'une cinquantaine de pages, enfin, Perasma surgit. Une jeune femme éclatante de lumière, de fraîcheur, de séduction rieuse. Unique autant que son nom, qui n'avait jamais encore figuré sur les registres d'état civil de sa ville natale, en Grèce, et qui signifie « passage » en grec moderne. Elle a une trentaine d'années ; il en aura bientôt soixante. Elle est musicologue ; il est librettiste. Elle vit avec époux et en­fants ; il est libre, divorcé depuis longtemps, environné d'amies précieuses dont l'attachement vigilant l'encombre parfois. Voilà pour les faits, irréfutables et pourtant faux. Car ce qu'ils vont vivre ensemble, de la ju­bilation au saccage, du flamboiement à la calcination, c'est, chacun pour la première fois, et pour toujours quoi qu'il advienne, la passion. L'amour sans mesure, sans réserve, sans limites. Avec la folie en tête, l'orage au cœur, la rage au ventre. L'amour trop, qui les emporte d'un même élan, d'un pareil vertige, jusqu'à la source, l'aube de la vie, le commencement. Car c'est leur enfance qui les réunit. L’enfance regagnée, dans sa confiance absolue, sa sauvage innocence, sa vul­nérabilité, sa cruauté joyeuse. Pour Pierre, devenu Monsieur Pénélope (à lui les dimanches solitaires, les Noëls en exil, les étés vides, quand les familles heu­reuses partent en vacances, qui tissent la trame de tant de romans féminins... !), Perasma n'est pas une maîtresse mais l'éter­nelle fiancée. La sœur incestueuse. Par delà toutes les différences (d'âge, de goûts, de sensibilité...), les dissonances (très tôt, ils devinent que, tout en s'adorant, ils ne se conviennent pas), elle incarne l'évidence amoureuse, inexplicable et radieuse. Mais aussi, au plus profond, au plus intime, une langue secrète, souterraine, qu'eux deux seuls savent parler, sans l'avoir apprise. Qui ouvre miraculeusement l'accès à un royau­me oublié ; permet d'éprouver — et d'ac­cepter — l'indéchiffrable mystère de l'être. C'est pour vivre l'énigme de notre vie plus que pour la résoudre que nous venons au monde.

Ce jeune, ce fol amour tardif n'échappe pas aux saisons. Du printemps fulgurant, ébloui, impatient, à la plénitude de l'été cœur à cœur, corps à corps (La terre cesse de tanguer sous mes pas, je ne dérive plus, je rentre à bon port : il me faut être en toi pour retrouver le centre de gravité des choses}. Du besoin insensible de reprendre haleine, de recouvrer l'équilibre, au premier moment de désamour, où la magie s'effrite, où l'on se découvre brusquement entouré de cou­ples épris, comme si la lumière qu'on irra­diait hier encore s'était déplacée, reportée sur eux, et que la fête d'aimer se déroulât sans vous. De la zone de grandes turbu­lences où l'on cherche éperdument à garder l'autre, malgré le pressentiment que les so­leils partagés sont des répits menacés, des rémissions, à ce temps apaisé, d'une indicible mélancolie, où, à son tour, l'on se dé­prend. Encore inconsolable, déjà indiffé­rent. Tout l'amour ne tente plus de gagner la bataille. La détresse ne mord plus le cœur. On entrevoit la fin de l'histoire. Obs­curément, on y consent. Lentement, tout se dénoue : l'angoisse obsédante, le chagrin térébrant. Pierre réapprend à regarder les femmes ; à sentir, goûter leur présence. Le monde sans Perasma n'est plus un désert... Au bout de cette traversée des « années Perasma » — une trentaine de mois incan­descents, prolongée par un long épilogue, sorte d'arrière-saison d'une beauté poignante — que savons-nous d'elle ? Qu'elle était ardente, entière, sans défense comme une en­fant (Je n'ai jamais rencontré plus orpheline que toi), harcelée de peurs et de remords, violente, parfois brutale. De lui ? Qu'il aura été un homme-enfant, un incurable roman­tique (gluant de sentimentalisme, précise-t-il, sarcastique), un fidèle obstiné, écorché, désespéré. D'eux ? Qu'ils ne seront jamais étrangers l'un à l'autre. Dans leur roman, le présent se mêle à l'imparfait et le passé ne passe pas. Je ne veux pas savoir moi-même quand cet amour a affecté de finir (...) Je n'ai pas pu m'empêcher de penser que cette sépara­tion qui était prétendument la nôtre ne ressem­blait à rien. Qu'elle était d'avance frappée d'absurdité. Que tout pouvait, à un moment ou à un autre, basculer, recommencer. Mais ceci était, bien sûr, aussi absurde que cela. Depuis Perdre (1984), nous savions Pierre Mertens sincère dans la confession jusqu'à l'impudeur, courageux dans le dénigrement de soi jusqu'à la provocation (n'est-il pas, selon ses propres mots, l'homme des petites lâchetés et des courages radicaux), défiant le bon goût, transgressant les règles du savoir-vivre, avec l'ivresse tumultueuse mais déter­minée de qui brûle ses vaisseaux.

A l'heure où la littérature semble trop sou­vent se réduire à la précision laconique du constat, au plaisir sec de l'ironie, l'intelligence tenant la bride courte à l'imagination, à l'exaltation, se méfiant des égarements de la passion quand elle ne les ridiculise pas, il confirme, une fois pour toutes, qu'il est du parti de la générosité, du lyrisme, de la fer­veur, des désordres de l'âme. Qu'importent les mots crus, les redites, les longueurs ? Ils sont balayés par le souffle, l'intensité, la vérité qui habitent et soulè­vent ces pages, dont la plus belle résonne longtemps en nous, comme, dans la mé­moire à vif du narrateur, la plainte déchi­rante et prophétique du renard pris au piège, qui sait qu'il va mourir ; que tout a une fin. J'aurais dû tout comprendre à ce mo­ment-là, mais je m'y suis refusé ; c'est promis : je ne comprendrai jamais. Et même : je m'en­orgueillirai de cet obstiné refus. A soixante ans sonnés, Pierre Mertens nous donne son livre le plus juvénile, le plus libre, le plus ardent.

Francine Ghysen