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Critiques de livres


Jean-Marie KLINKENBERG
Petites mythologies belges
Editions Labor/Editions Espace de Libertés
coll. J'écris ton nom
Bruxelles
2003
95 p.

« Ce pays né d'une côte »

II y a près d'un demi-siècle déjà, Roland Barthes publiait ses célèbres Mythologie1, livre-culte et référence absolue en ma­tière de critique subjective. Par la suite, plus d'un s'essayera à l'imiter, avec plus ou moins de bonheur, tels, pour ne mentionner qu'eux, Umberto Eco dans de nom­breux articles, ou Daniel Schneidermann dans Nos mythologies. Jean-Marie Klinkenberg, académicien et professeur de sciences du langage à l'Université de Liège, se réfère explicitement à l'illustre pionnier, auquel il emprunte son titre en l'agrémentant de deux adjectifs qui ont chacun leur impor­tance : petites et belges.

Petites, les mythologies de Klinkenberg le sont sans doute par la relative minceur du vo­lume, accordée à l’exigüité du territoire (quoi d'autre que de « petites mythologies » pour un « petit pays » ?). Mais elles le sont surtout par son refus délibéré de céder à la tentation de l'accumulation, du fourre-tout. « Car ce qui compte est non pas la somme, mais l'in­tersection. La vraie question est : qu'y a-t-il de commun entre la dentelle de Bruges et le superchocolat Jacques ? Entre la plage d'Ostende et Eddy Merckx ? Entre la pilarisation et le concours Reine Elisabeth ? Entre Mara­bout et les moules-frites ? » Pour tenter d'y répondre, le livre se présente donc, plutôt que comme une énumération d'objets ou de per­sonnes, sous la forme de chapitres centrés sur un processus : « Rouler à vélo », « Monter à Paris », « Savoir rire de soi », « Avoir une brique dans le ventre »... On y voit à l'œuvre l’homo belgicus, observé avec sagacité et hu­mour par un linguiste doublé d'un ethno­logue (ce qui est à peu près la définition du sémioticien). On l'observe tour à tour, cet homo belgicus, s'adonnant au cyclisme (qui, plus qu'un sport national, est une « pratique patriotique », une « prière ») et au façadisme (garder une façade ancienne et raser ce qu'il y a derrière pour le reconstruire à neuf) ; à l'autodérision (consistant à « exprimer sa com­plaisance par la revendication de sa propre médiocrité ») et au compromis (manœuvre de survie rendue indispensable par « la com­plexité du biotope dans lequel se meut le Belge »). On analyse son rapport ambivalent au français (si le Belge moyen est souvent comme un étranger dans sa propre langue, la Belgique est aussi, par un paradoxe qui n'est qu'apparent, une terre de fins grammairiens) et les stratégies multiples par lesquelles, lorsqu'il est écrivain, il tente de faire oublier (ou on tente de lui faire oublier) ses origines — ou par lesquelles, au contraire, il les reven­dique haut et fort.

On pourrait continuer longuement ainsi, mais on tomberait dans le catalogue, auquel l'auteur précisément se refuse. Mieux vaut souligner l'une des grandes qualités de ce petit livre : sa manière de coller à la réalité dans ce qu'elle a de plus concret, de s'expri­mer sans le recours au jargon des spécia­listes (quand un terme de rhétorique est utilisé, c'est souvent, de manière très belge, avec une salutaire ironie : la synecdoque, « un mot de cuistre »). Jean-Marie Klinken­berg a souvent la formule heureuse (ainsi quand, évoquant les vacances à la mer, lieu de réconciliation entre Belges de toutes pro­venances, il définit la Belgique comme « ce pays né d'une côte »). Et s'il évolue avec ai­sance dans l'abstraction et la perspective ca­valière, par exemple lorsqu'il démonte le rapport que nous entretenons avec la com­plexité de nos multiples institutions, il sait aussi colorer son discours de petites touches qui en font tout le charme. Il relève que la Belgique est le seul pays au monde à mettre sur ses serpillières (plus couramment dési­gnées sous l'appellation de « torchons ») les couleurs du drapeau national ; affirme qu'« on ne dira jamais assez le rôle joué par le chocolat dans l'éducation civique bi­lingue » — allusion aux chromos que l'on trouvait autrefois glissés entre l'emballage et le papier d'aluminium, et qui racontaient l'histoire de la Belgique sous le titre « Nos Gloires Onze Glories » ; ou bien encore re­marque que nulle part ailleurs, on n'enten­drait un responsable politique employer l'expression « ce pays », plutôt que « notre pays », pour désigner celui où il vit et tra­vaille...

A la question posée initialement par l'auteur (« qu'y a-t-il de commun... »), le livre, une fois refermé, nous donne-t-il la réponse ? Pas totalement, sans doute, car par défini­tion, il n'est pas possible de cerner l'incernable ; tout au plus peut-on tenter d'en pré­ciser les contours mouvants, ce que Jean-Marie Klinkenberg fait avec un en­thousiasme communicatif. Une chose est sûre, en tout cas : c'est qu'on n'en a pas fini d'explorer cette étrange réalité, évoquant à la fois une identité et une maladie, qui nous échappe d'autant plus qu'elle nous colle à la peau : la belgitude.

Daniel Arnaut

1. Signalons, dans le même registre, que la revue Marginales, sous le titre Justine ou les fortunes de la vertu, consacre son numéro 251 (automne 2003) à celle qui est d'ores et déjà l'un de nos mythes les plus emblématiques.