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Critiques de livres


Jean-Pierre DOPAGNE
Photos de famille
1997
Lansman Editeur
coll. « Nocturnes Théâtre »
34 p.

L'utopie des mots

Jean-Pierre Dopagne a une chance ex­ceptionnelle   en   tant   qu'auteur   de théâtre vivant : ses pièces sont jouées mais en plus, l'une d'elles, L'enseigneur, connaît, depuis sa création au et par le Fes­tival de théâtre de Spa en 1994, un succès remarquable. Le texte en est à sa troisième édition  et  le  spectacle  ira  cette  saison jusqu'au Québec.

Photos de famille reprend des éléments de ce monologue et constitue le deuxième volet d'une trilogie dont le troisième reste à ce jour inédit. Dans L'enseigneur, un « prof de littérature » ayant tiré à bout portant sur sa classe prenait la parole. Cette fois c'est au tour de la mère d'un adolescent qui s'est suicidé de s'exprimer. Il n'avait pourtant pas échappé à la tuerie de la première pièce, l'aurait peut-être même provoquée par ses remarques et ses questions pertinentes et in­solentes.


Jean-Pierre DOPAGNE
Un ami fidèle
1997
Lansman Editeur
coll. « Nocturnes Théâtre »
42 p.

Ça n'empêche pas qu'il reparaisse dans Photos de famille, comme si la bouche­rie n'avait pas eu lieu. Les relations mises en scène restent celles qui existent entre l'école, la famille et les jeunes mais l'éclai­rage provient d'un autre côté, celui de la femme, de la mère qui est en elle. Avec ce même sentiment que chacun vit dans son désespoir, perméable à celui des autres et pourtant figé au point de ne pouvoir agir ni modifier le cours des choses. Guillaume ad­mire son professeur, comprend son malaise d'enseignant mais continue à se comporter comme un élève qui semble n'avoir rien à faire de rien (alors qu'il lit Rimbaud et écrit son journal en secret). Il aime sa mère, le lui déclare même si, le plus souvent, il vit à l'intérieur de lui-même. Elle sent qu'il vit mal, le questionne mais n'agit pas, trop gri­gnotée, envahie par sa vie professionnelle.

Pourtant l'amour ne manque ni d'un côté ni de l'autre. Mais alors ? Si l'on comprend bien Jean-Pierre Dopagne, la raison pour­rait venir de la société qui empêche les gens d'être vraiment ensemble. L'individu vaut plus que ce que la société fait de lui, même s'il finit par tuer ou se tuer. L'espoir vien­drait de sa prise de parole. Au théâtre. Dans ces deux monologues, elle est donnée. Le professeur assassin voit sa peine de prison commuée en obligation de raconter sa vie sur scène et la mère, alors qu'elle parlait, délirait sur son drame dans le vide (d'un grand magasin), est remarquée par un direc­teur de théâtre qui lui fait signer un contrat. Bien sûr, on sent que Jean-Pierre Dopagne égratigne le mercantilisme théâ­tral mais qu'en même temps il croit que l'auteur-acteur seul en scène, qui dit sa vie et rien d'autre, parvient à reconquérir la pa­role vraie, celle qui peut créer des liens entre les gens et le monde. Dans Un ami fidèle, c'est la poésie qui joue un rôle fondamental, qui aide à notre pré­sence sur la terre, à tenir debout. A l'âge de treize ans, Eugène a écrit le premier vers d'un poème qui raconterait l'histoire de l'humanité : « Un homme achète un pain, un homme est mort de faim ». Ce premier vers, dit « vers donné », contiendrait en lui le poème définitif à écrire et fixerait le des­tin pour toujours. Chauffeur de taxi, il a un accident et perd tout : argent, travail et le cahier dans lequel il écrivait la suite du poème. Il rencontre un aveugle à qui on a volé son chien, il décide de remplacer ce chien en jouant son rôle puis à son tour de fermer les yeux. Le voilà chien et aveugle : le monde n'en est pas plus merveilleux pour autant. Pourtant la révolte est encore pos­sible, l'utopie du monde renversé par les hommes encore vivace. Eugène l'entend venir. Rien donc ne serait figé, même le premier vers du poème devenu : « Un homme achète un pain, un homme tue la faim ».

Michel Zumkir