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Critiques de livres

Antoine Pickels
Un goût exquis : essai de pédesthétique
Paris
Éditions Cercle d'art
Coll. "ah!"
2006

Les pédés en voie de disparition?
par Michel Zumkir
Le Carnet et les Instants n° 143

Antoine Pickels est un pédé qui affirme écrire pour les pédés. Et pour tout le monde aussi, finalement. Ne soyez pas choqué (ou soyez-le si ça vous chante) par ce terme de pédé, c'est lui qui se désigne ainsi, qui l'emploie, il lui convient et me convient (on n'y entend pas la sexualité comme dans homosexuel, l'anglicité comme dans gay, et, si c'est une injure, à force de la répéter elle se videra peut-être de son poison). Au départ donc de son Essai de pédesthétique (dans la première partie en tous cas), il affirme une volonté de s'adresser à ses semblables pour leur montrer leur endormissement, la démission de leur être-pédé. Ils seraient en train de disparaître avec leur propre consentement et participation. Dans un état des lieux des manières de vivre pédé aujourd'hui, Antoine Pickels pointe les deux principales idéologies qui diluent les homos dans la société ou les retranchent dans des communautés. La première est celle de l'(in-)visibilité. Celle qui va jusqu'à leur autoriser le mariage. Les pédés ne dérangent plus, ne choquent plus, ils consomment comme tout le monde (voire davantage), convolent en juste noces, on les voit à peine. Et s'il existe des provocations, elles finissent neutralisées. C'est le principal défaut qu'impute l'auteur à la deuxième idéologie qu'il aborde, l'idéologie queer, qui refuse les conventions, cherche à se dissocier du reste de la société et ramasse en son sein les marginaux de tous ordres, sexuels ou non. Mais à trop vouloir différencier une communauté, l'éclatement règne et la disparition menace. On pourrait être totalement d'accord avec Antoine Pickels s'il n'avait balayé d'un coup de jugement à l'emporte pièce ce qu'il appelle «les rodomontades des quelques plumitifs parisiens en quête de publicité, qui prônent le sexe avec risque et confondent la satisfaction de leur égoïsme avec une transgression» (p. 36). C'est faire peu de cas de Guillaume Dustan et des écrivains qu'ils publiaient dans sa collection Le Rayon (puisque c'est d'eux qu'il s'agit). Pour avoir beaucoup lu plusieurs de leurs livres (et tous ceux de Dustan), pour en avoir écrit un aussi (je joue franc jeu), je suis loin de penser qu'on puisse réduire ainsi tout ce travail d'écritures souvent innovateur et le combat qui était mené dans cet espace éditorial contre la pensée et la littérature dominantes, qu'elles soient hétéro ou gay. Ce n'est pas tout ce qui déforce la démonstration d'Antoine Pickels. Quand il affirme ne pas comprendre pourquoi certains pédés voudraient être reconnus par une religion qui les malmène (et je comprends qu'il ne comprenne pas), il écarte l'œuvre du dramaturge Olivier Py, alors que ce pourrait être riche d'enseignement d'essayer de mettre au clair comment il trouve «Dieu dans les backrooms» (p. 40).

Cette première partie qui analyse le double effacement des pédés dans la société sert de préparation à la proposition qui constitue la suite de l'essai, la proposition d'une attitude qui serait réellement transgressive. Il la construit, la nourrit en puisant à l'œuvre de certains artistes, écrivains, cinéastes qu'il choisit en toute subjectivité (Hervé Guibert, Pierre et Gilles, Gilbert et George, Fassbinder…). En très résumé, ce serait une attitude à la fois sublime et ridicule qui assumerait le mensonge, revendiquerait l'imposture, le masque, l'ironie, l'artificialité, le tutoiement avec la mort, le saccage de la triade «Travail, famille, patrie»... Autant le dire, une attitude qui ressemble en de nombreux points avec celle en cours dans la société postmoderne telle que la décrit le sociologue Michel Maffesoli, une société en train d'émerger où prédomineraient la personne avec ses masques (et non plus l'individu et son identité), l'esthétisation de la vie sociale, où la profondeur serait à la surface des choses, l'attention au moment présent, le remplacement de la trilogie «Travail, famille, patrie». Il y a deux manières d'analyser ce rapprochement (qui a échappé à l'essayiste). Soit de considérer que sa proposition n'est que l'émanation de quelqu'un qui est en phase avec la société dans laquelle il vit, qu'il ne la transgresse pas, qu'à peine énoncée sa proposition est déjà absorbée. Soit de se dire que la manière de vivre qu'il avance à toutes les chances de gagner la société entière, qu'il participe à ce travail et que c'est tant mieux. Le souhait qui clôture le livre (et l'ouvre du même coup) serait alors en (bonne) voie de réalisation : «J'escompte que (…) certains de mes lecteurs « étrangers » en deviendront un peu pédé.»