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Critiques de livres

Jean-Claude Pirotte
Absent de Bagdad
Paris
La Table Ronde
2007
144 p.

Une demeure sereine
par Jack Keguenne
Le Carnet et les Instants n° 147

Au début, dans le noir, il réussit à graver du coin de l'ongle, sur un bout de carton, le nom turc de sa lointaine fiancée. Et ils prennent cette gravure pour le nom d'Allah. Alors ils l'enchaînent, le menottent, le traînent parmi les tessons de verre puis le jettent dans un cul-de-basse-fosse. Il cherche, bien sûr, à user, à desserrer ses liens, même si c'est vainement. Il sait qu'il peut «bientôt mourir de soif, de faim, d'asphyxie, ou d'une balle dans la tempe», cela n'a plus d'importance. Ce «il» n'aura jamais de nom. Quand la porte s'ouvrira, il sera molesté, aura la tête plongée dans un brouet infâme, recevra un gobelet d'urine pour boisson. Il ne parlera pas. Il verra le regard du sergent, une belle Indienne – Sioux, peut-être – aux yeux pleins de morgue, de doute et de peur. Elle et les autres soldats ne sont là que pour imposer leur violence, une «colère qui est celle des imbéciles» et leur prétention à régner sur le monde – un monde qu'ils ne comprennent pas. D'un cachot à l'autre, il se construit une «demeure sereine», reste silencieux, plongé en lui-même. Il médite sur ces bourreaux qu'il a «envie de consoler» et sur un monde d'arrogance, de mépris, de vengeance. Il ne connaît plus ni le jour ni la nuit, il ignore la mesure du temps qui passe. Il retrace en mémoire son enfance dans les montagnes, puis la ville, puis les exils, les rencontres, les lectures. En face, les soldats cherchent vainement des interprètes, il ne dira rien et personne ne saura jamais combien de langues il parle, combien de pays il connaît.

Il n'a plus d'existence et il s'en réjouit. Il peut tout entier replonger en luimême, revivre les épisodes de son passé, repenser à son maître, à ses lectures, à son retour au pays, à ses amis, à ses discussions de militant, à sa manière d'aller à la mosquée en traînant les pieds pour accompagner les autres, à ses doutes sur l'avenir, à ses interrogations. Pendant que, de l'autre côté des grilles, des soldats suent, s'énervent, aboient des ordres, il découvre qu'il se remémore sans peine les mots qu'il a lu, la sagesse qu'il a apprise, il comprend que la puissance de la conscience se déploie au-delà de tous les incidents pour envelopper l'humanité. Encagé, il continue à vivre, protégé par la force qui l'habite. Pendant que «la colère des imbécile ravage le monde», il apprend à se réconcilier avec lui-même. Jean-Claude Pirotte nous a tellement habitué à raconter ses cavales qu'on est un peu surpris de ce récit entièrement lié à la voix intérieure d'un prisonnier. C'est sans doute que nous oublions trop rapidement que la liberté n'est jamais acquise définitivement et que, pour la goûter, il faut savoir ce qu'elle peut ne pas être. Celui à qui Pirotte donne la parole l'évoque avec retenue. Il fait du secret de son cachot une discrétion lucide, il fait de la violente bêtise des soldats une leçon d'humanité, il fait de son absence au monde un refuge lumineux. Magnifique alchimie de la dignité.