Bruxelles en toutes Lettres
Si, ces dernières années, Bruxelles a été pris comme cadre et parfois comme matière même de romans — chez De Decker, Baronian, Mertens, Dannemark, Blasband, Verschoore, Lambert et d'autres —, les œuvres marquées du caractère régional, souvent plus anciennes, ont été négligées. Emile Van Balberghe et Labor pallient cette lacune : Bruxelles passion, Bruxelles dérision, Bruxelles littéraire, historique, anecdotique, ironique, Bruxelles désigné du doigt, Bruxelles dans tous ses états, la collection « Bruxelles-Capitale » veut montrer tous ces Bruxelles-là ! Car il y a à Bruxelles une littérature proche des traditions populaires par la langue, par la volonté de rendre compte de l'exubérance, de l'appétit de vivre des Bruxellois, de leur humour. Cette littérature a été oubliée, peut-être parce que trop proche de certains poncifs, d'une certaine image caricaturale mal comprise, popularisée par Beulemans et Coppenolle. Si les Lettres en Wallonie peuvent s'ancrer dans une langue régionale non dépréciée (Verheggen, par exemple), Bruxelles occultait ce bâtard de français et de flamand, bien qu'Hergé s'en soit souvent inspiré.
Quel plaisir aujourd'hui de relire George Garnir, l'un des impertinents fondateurs du Pourquoi pas ? Garnir n'est pas qu'un folkloriste ; c'est un grand humoriste, de la veine d'Alphonse Allais. Il séduit par son observation impitoyable de ses semblables, son ton faussement emphatique, la drôlerie de son vernis pseudo-scientifique (l'appel aux compétences d'aussi éminents spécialistes que le docteur X, professeur de dentifrice à l'institut biologique de Molenbeek-Saint-Jean), le sens de la formule (philosophie d'un tailleur : « La vie est un pantalon dont les bretelles sont l'espérance »), le goût du calembour et de l'a peu près, la volupté à secouer le français. (Tout ça pour 115F seulement !) Son Baedeker de physiologie bruxelloise, qu'on lit avec grand plaisir, s'efforce aussi de saisir cette impalpable réalité d'une ville et de l'esprit de ceux qui l'habitent. Ton faussement moralisateur et sentencieux pour Bruxelles la nuit de Mario Aris, Français de Bruxelles, qui entreprend de dénoncer les lieux de débauche de la capitale dans les années 1860, façon comme une autre d'indiquer les bonnes adresses. Comment, de café en café, décrire cette descente dans les affres de la débauche ? Là aussi, l'emphase qui sonne ironiquement, le sens de la formule sont les moyens dont use Aris pour varier sans cesse sur une même situation, « l'image la plus repoussante de la dégradation » : « ...Ayez eu, dans les nuits de fièvre, des cauchemars où des cadavres verts vous serraient amoureusement la main, et vous ne reconnaîtrez pas encore l'effet que vous produisent ces créatures se présentant devant vous telles qu'elles sont, (...) les formes trop peu voilées par une robe tramante qui balaye les crachats et qui tombe flasque et collante sur des bottines délacées. » Autre époque, autre style, Place du jeu de balle. L'action se déroule dans les Marolles, ce quartier quasi mythique, considéré comme la quintessence de l'esprit bruxellois. Dans une langue volontairement plus calme que ses prédécesseurs, Baronian saisit les destins, croisés ou non, de ceux qui font commerce de petit brol. Mais là encore, on vit dans un univers où les mots ne disent pas exactement ce qu'on croit qu'ils disent, dans les relations commerciales, sociales ou amoureuses. Il y a toujours autre chose, comme chez Martial, vendeur de petits riens et, pour lui seul, remarquable antiquaire.
Bruxelles, une question de langue (pour ne pas dire un problème linguistique) et un état d'esprit insaisissable ?
Joseph Duhamel
Etes-vous incollable pour tout ce qui concerne la capitale ? Labor propose également un jeu de société, Brusselez-vous ? (avec des questions littéraires).
George Garnir, Baedeker de physiologie bruxelloise à l'usage des étrangers. Labor, Collection Bruxelles-Capitale, 1994, 92 p.
Mario ARIS, Bruxelles la nuit, Labor, Collection Bruxelles-Capitale, 1994, 93 p.
Jean-Baptiste BARONIAN, Place du jeu de balle, Labor, Collection Bruxelles-Capitale, 1994,
155 p.