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Critiques de livres

Un chant pour toutes les saisons

Les éditions de l'Académie royale de Langue et de Littérature françaises proposent (enfin) une traversée de l'œuvre d'Andrée Sodenkamp sous le titre Poèmes choisis (y compris des textes en prose d’Arrivederci Italia et d’Autour de moi-même, qui sont d'ailleurs, par le regard, la respiration, ceux d'un poète). Honneur et joie pour elle, bonheur pour nous. Une première anthologie (Choix), publiée par André De Rache en 1980, reprenait les plus beaux poèmes de Sainte Terre (1954), Les Dieux obscurs, Femmes des longs matins, La fête debout (1973) et leur ajoutait un magnifique inédit, La harde. Elle était de­puis longtemps épuisée lorsqu'en parut une deuxième, dans la collection « Poètes à dé­couvrir » des éditions Le Cri, en 1993, qui faisait la part belle aux deux recueils sortis dans l'intervalle : C'est au feu que je par­donne et C'était une nuit comme une autre. Cinq ans plus tard, voici l'essentiel de la poésie d'Andrée Sodenkamp, prêt à braver les vagues du temps. Dédié à la mémoire de quatre amies de cœur, disparues mais pré­sentes : Viviane Chantel, Anne-Marie Kegels, Marie-Claire d'Orbaix, Suzanne Phi­lippe. Encadré par un portrait (souriant) de Cari Norac (qui souligne avec justesse com­ment, pour Andrée Sodenkamp, la passion est une loi de vie qu'elle défend jour après jour) et une préface attentive de Liliane Wouters (Autant qu'au théâtre, les poèmes de Sodenkamp font penser à des tableaux. Les couleurs y abondent, le pourpre et l'or, bien sûr, mais (...) surtout le bleu (bleu des lessives, des biches, de l'encens, du lait, bleu de paon, bleu du visage des morts et des nuits sans étoiles, bleu de fumée, vieil azur flamand col­lant au carreau).

C'est le choix de loin le plus complet. Intel­ligent, sûr, exigeant. Trop rigoureux, peut-être. Certaines images, certains accents me manquent. Ainsi le poème-exergue Je cours l'enchantement, qui ouvrait avec une lumi­neuse émotion Femmes des longs matins, et, dans le même recueil, La renarde, intense et vif comme un frisson. Dans La fête debout, Les beaux chagrins doux-amers que nous ber­çons Par ces grands soirs d'éclat où l'on nous abandonne. Dans C'est au feu que je par­donne, la bouleversante fraîcheur du Lilas qui crie de jeunesse dans le jardin de mai. Tel quel, c'est un livre-talisman. On y retrouve la violence d'un cri, la pléni­tude d'un chant, étroitement mêlés. Dans la poésie et dans l'amour dont Andrée Soden­kamp a parcouru éperdument les allées roy­ales et les sentiers aventureux, et célébré comme personne l'ardent et douloureux royaume. Chantant, avec la même force, la même fulgurance, l'intime sauvagerie (Si je meurs avant toi, nous partirons ensemble/Mon plaisir dans tes os) ; l'insolente rébellion (Mon éclatant bonheur, mon bonheur de bataille) ; la férocité joyeuse (je voudrais te dévaster d'amour/comme les cigales mangent les champs). Les feux de joie et de désespoir. La vertigi­neuse douceur et l'indicible nostalgie (J'ai perdu cet espace où je régnais sur terre/Ce corps qui s'étoilait comme un ciel descendu). Dans ses poèmes, on guette, tout à tour chas­seur et gibier, on traque, on mord, on vole, on pille l'amour, les granges et les fruits, on s'émerveille, on exulte, et, lorsque s'éloignent les beaux temps corsaires, on détache de soi, à regret, son âme carnassière et rôdeuse et velue. Face à la trahison, le cœur se fend de cha­grin, on tremble de détresse et d'absence et de froid.

Mais on ne cesse de sceller un accord vi­brant, gourmand, avec la vie, la terre, l'odeur de l'herbe et des blés, les jardins, les oiseaux, les bêtes familières.

On aspire à l'apaisement, à l'oubli, même si l'on y renonce par fidélité aux grands orages dont le souvenir frémit encore : Je ne rem­plirais plus mes devoirs de douleur./Je ne se­rais plus en ordre avec l'amour. Et l'on regarde venir la mort, avec une fierté tranquille. La mort avec laquelle André So­denkamp sait depuis toujours qu'elle a par­tie liée ; qu'elle invoquait dès Sainte Terre ; qui lui inspira les vers inoubliables des Dieux obscurs : Si je meurs, dites-vous que c'est par habitude.../Prise dans chaque mort que je n'ai pu garder./Si je meurs, dites-vous que c'est par lassitude.../Le feu se couche ainsi sur ce qu'il a brûlé. Qui achève avec une rayonnante certitude Femmes des longs ma­tins : Les amours accomplies que ma mort sera belle ! Et hante ses deux derniers recueils. Des éblouissements aux déchirements, du combat au consentement, de la profusion au dépouillement, une musique pour toutes les passions de la chair et de l'âme. Un chant pour toutes les saisons.

Francine Ghysen

Andrée SODENKAMP, Poèmes choisis, Aca­démie royale de Langue et de Littérature française, 1998