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Critiques de livres


Grégoire POLET
Madrid ne dort pas
Paris
Gallimard
2005
216 p.

L'autre ruche

En 1950, l'écrivain espagnol Camilo José Cela, Prix Nobel 1989, fit pa­raître en Argentine son roman La colmena (La ruche). Dans une Espagne franquiste — partiellement — coupée de l'évolution culturelle et littéraire du reste du monde occidental, l'ouvrage servit longtemps de référence : il in­carna une écriture moderne, nouvelle, audacieuse, où la critique sociale, voire politique, se donnait à lire de manière implicite, entre les lignes, sans que l'au­teur jamais se livrât à une dénonciation frontale du régime. Dans La colmena, Camilo José Cela enregistre le quotidien de plusieurs dizaines de personnages dans le Madrid de 1942. Peu à peu, des liens se tissent entre les individus, dont le point de ralliement est le café tenu par Dona Rosa. Une vie grouillante se dé­couvre par flashes, comme dans une ruche — et comme si l'écrivain était en fait un cinéaste qui promène sa caméra en divers lieux de la ville et dont le rôle est simplement, objec­tivement, de regarder et d'écouter.

Citant Camilo José Cela en exergue de son roman Madrid ne dort pas No perdamos la perspectiva » / Ne per­dons pas la perspec­tive), Grégoire Polet ne se contente pas de lui rendre hommage : il tente rien de moins que de composer une ruche contemporaine, où les ingrédients de l'originale apparaissent transposés, adaptés, modifiés, avant de vivre leur vie propre. Le point d'ancrage de la plupart des personnages y est éga­lement un café, en l'occurrence le « Café comercial » : entre le vendredi à 17 h 15 et l'aube du samedi, tous s'y ar­rêteront, ou passeront devant, ou à proximité, ou rencontreront quelqu'un qui y est allé. De même, des fils, parfois ténus, relieront progressivement les pro­tagonistes, et quantités d'événements rempliront cette nuit d'automne madri­lène — des faits majeurs ou sans impor­tance, car c'est la vie qui avance, recule, s'arrête, ou coule sans que rien n'arrive. Un vieil écrivain croit sa carrière relan­cée. Deux jeunes Français imaginent, à tort, que leur manuscrit écrit en espa­gnol (Madrid no dormia !) pourra être publié. Un baryton s'angoisse avant d'incarner Don Giovanni — proba­blement pour la seule et calamiteuse fois —, car sa sœur n'assistera pas au spectacle et... ses chaussures sont trop petites. Un journaliste culturel trousse en vitesse quelques chroniques mon­daines, avant d'aller dîner avec un ami. Un policier résout une affaire de trafic de drogue, puis marche dans la cité jus­qu'au lever du soleil, en compagnie de la jeune femme qu'il doit protéger. De­puis un balcon, un photographe améri­cain mitraille une rue de Madrid. Sur un balcon voisin, un lauréat de la loterie attend sa fille, qui ne viendra pas, et la nuit où, comme chaque nuit, il contemplera au télescope les étoiles. Dans un hélicoptère qui vole sur place au-dessus de Madrid, Pedro Almodovar capte les images du générique de son prochain film. Amparo Garcia de Sola, employée fatalement aveugle de la ONCE (organisation d'aveugles qui gère la loterie en Espagne) refuse l'amour d'Emilio Alonso, ouvrier de Telefonica. Un homme meurt d'une crise cardiaque à la sortie du métro. Une clocharde déambule, acquiert ri­tuellement des billets de loterie. Chaque matin très tôt, Genaro, l'heureux (?) lauréat de la loterie, sort acheter le journal ABC, s'assied sur un banc et montre à la clocharde quels sont les numéros gagnants de la veille. Ainsi ad libitum pourrait-on dire — et c'est tout un petit monde qui s'est mis à s'agiter, à vibrer pour notre plaisir de lecteur. De soucieux exégètes pourront relever, de manière exhaustive, les motifs communs à La ruche de Cela et à celle de Grégoire Polet. Ce n'est pas le lieu pour le faire et ce n'est, sans doute, pas l'essen­tiel. Notons toutefois une semblable et tendre ironie et soulignons que, si Ma­drid ne dort pas, il a surtout beaucoup changé. Cela décrivait la société madri­lène après la Guerre Civile et alors que s'instaurait une dictature. Symbolique­ment, un jeune poète, dans La ruche, travaillait à un long poème intitulé Des­tin — et c'était comme si, en ces temps sombres, personne justement ne pouvait se soustraire au poids de la destinée. Dans le Madrid contemporain, cosmo­polite et culturel de Grégoire Polet, il n'y a ni sens ni fatalité ; les choses sont advenues qui auraient pu être pires ou meilleures, généralement meilleures, et qui le jour prochain seront plus favo­rables — ou pas.

Le sujet même de Madrid ne dort pas ré­clamait de l'auteur une réelle amplitude de vue et une grande maîtrise technique — qualités rares dans un premier roman et dont Grégoire Polet a fait preuve ici superbement. Mieux encore, il s'est trouvé une langue que l'on devine bien à lui, une écriture somme toute clas­sique et où les écarts et les ruptures de ton ne prennent dès lors que plus de force. Il s'amuse, et nous nous amusons avec lui, lorsqu'il écrit « elle chèque ses méls », lorsqu'il suit en deux pages vir­tuoses le vol alambiqué d'une mouche dans une salle d'opéra un soir de repré­sentation, lorsqu'il recourt, sans en abu­ser, à l'artifice de la mise en abyme. Mais sa principale réussite est ailleurs — dans le regret que nous avons de ne pouvoir accompagner ses personnages au-delà de la nuit.

Laurent Robert