pdl

Critiques de livres


André BEEM
Portez cela plus loin
Luce Wilquin
Hypathie
1996
112 p.

Ad Zen qui pourra...

A.Elève Arthur, avancez d'un
banc spirituel,  rapprochez-vous de
notre chaire.

B. Maître, en quoi ai-je mérité
cette faveur ?

A. Élève Arthur, ce n'est pas une faveur, c'est une pénitence.

Achille Chavée, L'Eléphant blanc.

Prodiguant quelques indications pour l'interprétation de la troisième Gnossienne, Erik Satie est précis : « Conseil­lez-vous soigneusement, munissez-vous de clair­voyance, seul, pendant un instant, de manière à obtenir un creux très perdu, portez cela plus loin, ouvrez la tète, enfouissez le son. » C'est là qu'André Beem trouva le titre de son dernier livre, Portez cela plus loin, qui paraît dans la collection Hypatie, non pas sans laisser d'adresse mais chez Luce Wilquin éditrice, 48, rue d'Atrive, à 4280 Avin/Hannut. Un peu à la manière de Borges, rêvons deux disciples, l'astucieux Fou-Chou et le discret Li-Men, aux écoutes d'un Maître qui s'est af­fublé par pure dérision du nom de Maître soixante-douze, parce qu'il ne se voulait « qu'un mètre soixante-douze et soixante-douze kilos d'humanité ». Son enseignement tout en désinvolture dissimule en permanence sa sa­gesse sous d'invraisemblables facéties, et nous le découvrons badinant des jours durant, étourdissant ses disciples de calembours, de jeux de mots et de plaisanteries futiles, à la seule fin de les décontenancer. Sans doute eût-il cautionné cette assertion de Nietzsche : « On voit à la démarche de quelqu'un s'il a trouvé sa route, car l'homme qui s'approche du but ne marche pas, il danse », désireux comme le « Clown » de Michaux d'être « vidé de Lui » fait-on remarquer qu'il est à côté de la question, « N'est-ce pas la place qui sied à une réponse ? », se dédouane-t-il. Et si le dis­ciple agacé en vient à claquer la porte, il commente en souriant sa sortie : « Je suis content de lui. Je lui ai inoculé un peu de ma fureur, il ne s'en doute pas et en prendra d'autant plus soin qu'il la croira sienne. » Alors qu'on s'est abstenu de le déranger parce qu'on le croyait plongé dans la médi­tation, on découvre avec une stupéfaction teintée d'humeur qu'il a dormi tout son soûl. Préparer la soupe lui paraît l'acte le plus important de la journée, serein au cré­puscule de « n'avoir pas perdu les combats auxquels il s'est refusé ». « Chaque carrefour te rappelle la singularité de ta route et de ta solitude universelle », af­firme-t-il ; il est donc de bon ton de le re­mercier « de te proposer des chemins que tu ne pourras suivre et dont le désir t'accompagnera tout au long de celui que tu choisis ». Quant au libre arbitre, il s'exprime avec clarté : « La parole ni la liberté ne se concèdent, elles se prennent. Qui vous donne la parole la dé­tient encore, et a le pouvoir de vous la re­prendre. Il vous en limite l'usage par des règles qui la valident pour lui. Cette parole n'est pas la vôtre. Dans la liberté que l'on vous consent, c'est votre vie même que l'on vous mesure. »

À l'exemple du fleuve, chaque livre coule « depuis une source lointaine vers un océan dans lequel il incline à nous fondre ». Plutôt que vous laisser emporter ou tenter de re­monter aventureusement vers la source, qu'il vous soit loisible de trouver dans celui-ci un troisième plaisir, ainsi que nous l'en­seigne Maître soixante-douze, à savoir éveiller en vous le désir de gagner l'autre rive. « Ces livres qui nous séparent d'une autre rive, peu importe d'où ils viennent et où ils vont : il nous faut résister à la tentation de leur cours et les traverser. Je préfère à tous les autres ces livres-là, car c'est à renaître qu'ils m'invitent. Qui les traverse et gagne l'autre rive se retrouve ici, se trouve enfin ici. »

André Stas