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Critiques de livres


Frédéric Baal
Portrait
Fata
Morgana
1992
Avec des dessins de Reinhoud
48 p.

Au bal des post-modernes

Se méfier des apparences. Signée par un écrivain et un plasticien d'avant-garde, voici une plaquette élégam­ment éditée qui pourrait aisément passer pour un livre d'artiste, au sens décoratif qu'on attribue souvent à l'expression. C'est pourtant un outil de stratégie politique et esthétique.

L'ouvrage, écrit par Frédéric Baal. illustré par Reinhoud de dessins originaux, s'intitule Portrait : celui d'une femme et d'un homme vieillissants qui. « parmi les masques du Grand Bal carnavalesque », s'avancent « assez déguisés pour n'éprouver nul besoin de se costumer ». Mais à travers eux. c'est notre époque qui est décrite et moquée. Car il y a du moraliste, chez Baal : comme d'un La Bruyère qui aurait lu Proust. Ses person­nages apparaissent emblématiques de la so­ciété où ils vivent, en même temps qu'ils ré­vèlent un état de notre culture. Baal les attaque là où ils sont fragiles : leur âge. Peu à peu l'apparence fout le camp. Le narcissisme en prend un coup. Trop abîmés, trop moches ils seront bientôt, pour encore entrer dans la danse. L'observateur pointe ici un premier trait qui définit ses modèles : « leur conception mondaine du temps », Un temps vécu comme inéluctable dégradation des choses. Le temps du pa­raître, qui n'arrange rien. De cette concep­tion du temps découle une série de com­portements que Baal s'ingénie à décrire, dans une prose subtilement architecturée qui lui permet de décocher ses flèches sans avoir à se départir de son élégance et de sa neutralité de ton. Mais il vise juste, l'artiste, et ne manque aucune cible. Et bien sûr on les reconnaît, ses personnages : surinformés et ne sachant rien, détachés des contingences mais avides de reconnaissance so­ciale, partisans en politique d'un consensus gentil, pour autant qu'on ne remette en question rien de ce qui les touche vraiment, chérissant, en matière d'art « des tableaux, des objets, des spectacles d'un néo-acadé­misme esthétisant que l'on nommerait en ces temps-là post-moderne ». Et de la même manière on reconnaît en contre-point les valeurs (soixante-huitardes ?) auxquels l'au­teur lui-même, et Reinhoud par ses dessins, se rattachent.

Un portrait, même s'il est réussi, n'a jamais rien prouvé, et sans doute celui que Baal a brossé avec ironie ne changera-t-il pas le cours des choses. Mais j'aime assez sa ma­nière d'évoquer le temps, l'action qu'il exerce sur les corps et son art de montrer comment d'aucuns le renient. C'est une belle façon de faire ressurgir l'Histoire. Et sa grande hache.

Carmelo VIRONE