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Critiques de livres


Christine AVENTIN
Portrait nu
Paris
Editions Le Cercle
2004
139 p.

La syntaxe

I1 en est du sexe en littérature comme de toute chose : c'est d'abord une question de syntaxe. C'est ce qu'a bien compris Christine Aventin dans Portrait nu, son quatrième roman. La syntaxe, c'est le point de vue, la vision — la manière dont la phrase canalisera sans trop le trahir le tourbillon des faits, des idées, des sensations. Sur la couver­ture de Portrait nu, le corps nu d'une jeune femme, de dos, croise en surim­pression un visage également féminin. L'image fabriquée reflète la complexité du projet d'écriture : il ne s'agira pas seulement de ce qu'une femme permet, offre ou inflige à son corps, mais aussi du regard qu'elle y porte — et même, dans une prise de distance plus radicale, du regard qu'elle porte sur ce regard, d'elle comme d'un personnage plus loin­tain, plus épuré. Par défi créatif ou souci de ne pas trop se débonder, le récit est soumis à une contrainte de longueur, s'articulant en quatre parties de sept courts chapitres chacune. Une jeune femme y parle — de sexe, oui, de sa vie dont le point d'ancrage est la relation qu'elle entretient avec un homme marié, plus âgé qu'elle, père de famille. Elle parle — et le texte s'efforce de transcrire les cahots d'une pensée, ses heurts, ses redites, ses hoquets, ses indécisions, sa difficulté à fixer un sens, à accorder une signification unique aux événements. Afin de traduire le flux d'une conscience, il est souvent tentant de recourir à l'imi­tation de Totalité — ou de ce que l'on croit être l'oralité. Pour à la mode que soit le procédé, les résultats n'en sont pas moins parfois désastreux. Christine Aventin évite l'écueil en se créant un phrasé personnel, où la syntaxe et la ponctuation classiques se voient à dessein chahutées : « L'animal est triste, évidem­ment, j'ai un peu peur, c'est un peu tard, de ce qui va changer, entre nous, j'ai presque envie de ne plus le revoir. C'est un instinct, chez moi, très fort, de prendre la fuite... » La phrase est fréquemment en­trecoupée d'incises ; un même verbe ou un même nom peuvent recevoir plu­sieurs compléments non coordonnés ; un adverbe ou un syntagme peuvent indiffé­remment se rapporter à deux parties de phrase ; la ponctuation s'avère moins grammaticale que conforme à la respira­tion du texte : des virgules sont posées, qui vont jusqu'à séparer nom et complé­ment déterminatif, conférant aux phrases un rythme saccadé, hachant la pensée, la faisant hésiter, balbutier. Paradoxale­ment, la diction éraillée, ostensiblement boiteuse, que suscitent ces procédés n'est pas sans charme, voire sans poésie, alors que l'auteure évite strictement toute jo­liesse et toute imagerie poétique pour elle-même.

Sur presque chaque page intervient une coupure plus décisive. Un bout de phrase entraîne un bref commentaire, à la troisième personne, de ce que vit ou dit la narratrice : « C'est fou comme ils sont grands dans cet amour, comme ils sont égoïstes, je les vois bien, tous les deux mais chacun seul, dans son propre phan­tasme, et moi je m'efforce de prendre cette réalité pour mon désir : Elle voudrait sa­voir jusqu'où elle est capable de dispa­raître, à partir de quand la douleur se transforme, et connaître la limite au-delà de laquelle le corps, lui-même, se fait rare. » Les commentaires sont géné­ralement plus ramassés, plus abstraits, comme écrits à froid. De fait, les liens qui unissent la narratrice à son amant n'ont rien de fleur bleue. C'est une friction des corps qui est en jeu, un besoin du corps de l'autre — ou des autres, car la narratrice peut aussi faire l'amour à l'épouse de son amant, tandis que cette dernière cautionne les escapades de son mari et veut en connaître le compte rendu. Ce n'est pas l'amour qui importe ici, pas les sentiments, à peine le plaisir. Les personnages de Christine Aventin se livrent à une sarabande un peu triste dans un univers assombri — presque tout se passe la nuit — dont les valeurs se sont délitées. La narratrice se déclare elle-même « objet sexuel », mais ce n'est pas une révolte, pas une déploration, juste une façon de signifier qu'elle n'est la dupe de rien, qu'elle est revenue de toutes les fadaises. Le cynisme qu'il lui arrive d'afficher n'est sans doute qu'une politesse, une manière de se mettre au diapason d'un monde dégoûté de lui-même et où plus rien n'aurait d'importance. Portrait nu n'est donc ni apaisant ni consolateur ; mais il faut saluer sa langue et son ambition esthétique.

Laurent Robert