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Critiques de livres


Revue Pylône n°1
printemps 2003
Bruxelles
Filipson Editions
(pylone@filigranes.be)
232 p.

Deux revues

Sur le territoire déjà largement balisé des revues, voici que viennent prendre place deux nouvelles, Pylône et Jibrile. Pour­tant, hormis le fait qu'elles apparaissent au même moment, ce qui en soi est peut-être un signe, il est difficile d'imaginer deux revues aussi différentes, tant dans leurs objectifs que dans leur présentation. S'il est permis d'oser une comparaison automobile, on dira que la première des deux a l'allure d'une Bentley, tandis que la seconde ferait plutôt songer à une 2 CV — ajoutant qu'il est fort possible de s'embarquer à bord de l'une et de l'autre, mais sans doute pas pour le même voyage. Qualité de l'impression, rigueur de la typo­graphie, élégance du graphisme, Pylône est ce qui se fait de mieux aujourd'hui en matière de confort de lecture. Ses qualités ne s'arrê­tent pas là : elle séduit aussi par la richesse et la diversité de son contenu. Non que celui-ci se veuille à tout prix original — il serait plu­tôt un subtil dosage de classicisme et de mo­dernité, d'agrément et d'exigence. Pylône (ainsi nommée en référence au roman homo­nyme de Faulkner), soucieuse de se tenir à l'écart des excès contraires, définit ainsi son projet : « II n'est pas fréquent, nous semble-t-il, que se donnent à lire dans un même volume des disciplines, des pensées différentes, comme si ces fragiles éléments que sont l'art, la philosophie et la littérature étaient toujours entraînés vers des extrêmes excluant tout voisinage : spécialisation académique d'un côté, médiatisation doxique de l'autre, le basculement d'un extrême à l'autre se faisant parfois avec une grande facilité. » Cette livraison s'articule autour de deux dos­siers à suivre, chacun faisant le point dans un domaine spécifique : « Etats de la philoso­phie », texte de Bernard Sichère, et « Ecrire, éditer en Europe », entretien avec Maurice Olender. Si, parmi les textes de fiction, aucun n'est sans intérêt, pointons-en néanmoins deux, un bref et incisif récit onirique de Ca­roline Lamarche, intitulé « Lumière », et « Si vous lisez ces lignes », extrait d'un roman à paraître de Maria Oswald, émouvant récit fa­milial à l'écriture sobre et personnelle. Au rayon critique, plusieurs études abordables, car dépouillées de tout fatras méthodologique ou terminologique : Pascal Chabot compare quatre robinsonnades, dont chacune met en évidence un rapport différent de l'homme à la technique (De Foe, Tournier, Schlomo Cohen et Bioy Casares) ; Anne-Catherine Simon réexamine l'accueil controversé que reçut naguère le roman de François Emma­nuel La question humaine ; Nicolas Carpentiers explore dans les moindres recoins une nouvelle de Régis Jauffret, écrivain du retrait et de la claustration. Ajoutons-y encore un extrait du « Journal » de Dominique Noguez, ainsi qu'une curiosité : une courte pièce de Gertrude Stein, Accents en Alsace, sous-titrée Une tragédie raisonnable, qui a fait récemment l'objet d'un « vidéo-opéra ». S'il fallait qualifier en quelques mots l'im­pression laissée par ce premier numéro de Pylône, on parlerait sans doute d'élégance et de rigueur, d'humanisme et d'éclectisme (hors de toute nuance péjorative), dans la tradition des grandes revues françaises, dont elle entend à la fois prolonger et renouveler l'acquis. Tout autre est Jibrile : d'une pré­sentation minimaliste, aux limites souvent de l'inconfort (ne pourrait-on au moins al­léger les pavés de texte en y introduisant des colonnes ?), elle renoue avec une tradition quelque peu délaissée, celle de l'analyse en­gagée et du pamphlet.

Dès les premières lignes de l'édito, le ton est donné : « Assez. Assez de mensonges et d'omis­sions, de lâchetés et d'opinions, de fêtes et de mauvaises humeurs ; assez de bavardages, de mascarades, d'hypocrisie. Assez de cynisme. Nous n'en pouvons plus du cynisme. [...] Il est temps de passer à autre chose. » Frédéric Saenen et Frédéric Dufoing, les deux animateurs de la revue, se posent d'emblée en francs-ti­reurs de la culture. Plutôt que des synthèses bien balancées, ce qui les intéresse est de pointer du doigt les multiples dysfonctionne­ments de la société contemporaine. Ils peu­vent s'appuyer sur de solides lectures et un enthousiasme que le doute n'atteint pas. Ainsi, dans ce premier numéro, ils nous pro­posent un dossier consistant sur « L'Amé­rique et ses anti », ainsi que des « cahiers » consacrés à la guerre en Irak. Mais leur regard n'est pas exclusivement politique : dans une rubrique intitulée « Semonces », des textes vi­goureux égratignent quelques baudruches, tels Jan Bucquoy ou Robert Kagan ; tandis que la section « Intemporelles » nous invite à redécouvrir des textes du passé. On le voit, cette revue au titre énigmatique a tout du fauve bien décidé à se faire les griffes sur notre monde rugueux, et à réveiller de ses rugissements quelques consciences ronronnantes. Au fil des numéros, il aura tout le loisir de corriger quelques péchés de jeunesse : le recours à une rhétorique parfois approximative ou à un lyrisme un peu confus ; la volonté de se démarquer à tout prix de courants de pensée qui pourtant sem­bleraient proches du leur, héritiers de mai 68 ou altermondialistes. Mais, quoi qu'il ad­vienne, souhaitons-lui de garder intact son bel élan.

Daniel Arnaut

Revue Jibrile, n°1, mai 2003, Liège (contact-jibrile@Belgique.com)