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Critiques de livres

Marc Quaghebeur
Anthologie de la littérature française de Belgique. Entre réel et surréel
Bruxelles
Éd. Racine
2006

Étonnante chrestomathie
par Laurent Robert
Le Carnet et les Instants n° 144

Composer une anthologie est un exercice délicat, aussi périlleux sans doute que d'être le sélectionneur d'une équipe nationale de football – même si l'impact médiatique en est, reconnaissons-le, un peu moindre. C'est particulièrement vrai pour la littérature dite belge francophone ou belge de langue ou d'expression française voire encore française ou francophone de Belgique, puisque le simple fait de nommer cette production constitue déjà une prise de position et puisque, dans toute anthologie générale, une part non négligeable des textes – et donc des choix – sera consacrée à des auteurs contemporains vivants – dès lors tout heureux de se trouver là, tandis que leurs confrères non repris seront logiquement marris de ne pas y être. Y suis-je? N'y suis-je pas? Pourquoi Machin y est-il plutôt que Chose? Telles sont les brûlantes questions que dut se poser le petit royaume des lettres – disons – belges, en ouvrant dernièrement l'Anthologie de la littérature française de Belgique conçue par Marc Quaghebeur. Elles ne sont pas à mes yeux les plus intéressantes – toute dilection pour un auteur ou un autre est personnelle et toujours peu ou prou justifiable. Le titre en revanche interpelle, qui reconduit le lecteur à une période révolue de notre littérature – entre la fin de la première guerre mondiale et le début des années 1970 – où nombre d'auteurs d'ici se voulaient plus français que nature et rusaient de diverses façons à seule fin, au fond, de pratiquer le déni de soi. Il surprend d'autant plus de la part de l'auteur de Lettres belges. Entre absence et magie, lequel a beaucoup insisté dans ses écrits théoriques et critiques sur les notions de déshistoire et d'identité en creux qui ont caractérisé un pan majeur de la littérature belge francophone. Il se peut toutefois que le titre résulte d'un choix de l'éditeur. Dans son «Avant-propos», en effet, Quaghebeur ne le glose ni ne le défend; il met davantage en exergue les notions de «corpus littéraire francophone de la Belgique» ou de «production littéraire belge de langue française». La Belgique littéraire existe donc – encore –, qui entre en dialogue avec les autres littératures francophones voire avec les littératures du monde. Cette vision des choses paraît plus conforme à la réalité actuelle que ce que le titre laissait présager.

La conception de la présente anthologie reposait sur deux contraintes, toutes deux diversement problématiques. Il fallait «d'une part, privilégier des œuvres qui ont des rapports directs ou indirects avec l'Histoire». Si le lien de certains auteurs ou de certains textes avec l'Histoire ne semble pas toujours aller de soi, particulièrement pour la période précitée, il impose en outre à Quaghebeur de forcer lui-même les portes du panthéon chrestomathique en citant sa propre Nuit de Yuste. La justification ne tient guère la route, qui s'appuie sur le fait «(…) qu'il s'est passé à (l') époque (de Charles Quint), et à travers sa figure foncièrement méconnue, quelque chose d'essentiel dans notre destin historique, et que l'on s'obstine à occulter». L'histoire des 15e et 16e siècles dans nos contrées ne paraît cependant pas la plus mal représentée dans le corpus littéraire belge. Que l'on songe à Henri Moke, à Charles De Coster, à Gaston Compère… – et s'il fallait un texte explicitement consacré à Charles Quint, Le soleil se couche de Michel de Ghelderode était disponible. La seconde contrainte était de «se concentrer (…) sur la prose». Qu'une anthologie prenne cette option est intéressant – et plutôt rare – mais cela ne va pas non plus sans contorsions. Qui dit prose dit en l'occurrence prose narrative et prose d'idées, à l'exclusion par conséquent de la poésie et du théâtre. Il y a une exception officiellement reconnue, le «poème plastique» Noyade des songes, de Michel de Ghelderode, qui fut écrit pour la scène. Mais d'autres textes ont un statut non moins ambigu. Techniquement, les extraits des «Quelques écrits et dessins de Clarisse Juranville» de Paul Nougé sont en vers libres. Les autres textes reproduits de Nougé sont des poèmes en prose tirés de L'Expérience continue. De même, le superbe En rêvant sur des peintures énigmatiques de Michaux balance volontairement entre la réflexion esthétique et le poème – un poème du reste énergique, vindicatif, à la limite parfois du pamphlet. Et le bienvenu Vie et mort pornographique de Madame Mao de Jean-Pierre Verheggen tient autant du récit que du poème – par un travail du signifiant où abondent paronomases, assonances et allitérations. Certes, c'est le propre de la modernité et plus encore de la postmodernité – le propre sans doute aussi d'une littérature de l'entre-deux qui peine à se définir – que de jouer sur les genres, les codes et les formes; mais peut-être est-ce alors le critère même de la prose qui s'avère bancal? Par ailleurs, si aucune exception n'est dérangeante en soi, elle n'en pose pas moins la question du choix : si un poème de Nougé est possible, d'autres d'autres écrivains le sont tout autant – et notons que Nougé, figure majeure du surréalisme, s'était également révélé, dans Histoire de ne pas rire, un grand prosateur.

Ces réserves faites, les choix opérés par Quaghebeur offrent de belles découvertes, qui font de son anthologie un utile complément à l'ouvrage Littérature belge de langue française composé par Michel Joiret et Marie-Ange Bernard en 1999 et publié chez Didier Hatier. Il est heureux, par exemple, d'avoir repris Le Gueux de mer d'Henri Moke, roman historique paru en 1827 et qui par son action située à l'époque des Pays-Bas espagnols constitue un texte fondateur de notre littérature. Parmi les autres curiosa que comporte le volume, on relèvera Les Mystères du Congo, d'un Nirep demeuré inconnu, roman feuilletonesque prenant pour cadre la colonisation du Congo, épisode de notre histoire singulièrement peu thématisé par notre littérature. Et le récit à clefs autobiographiques de Maria Van Rysselberghe, Il y a quarante ans, qui évoque les discrètes amours de l'auteure et d'Emile Verhaeren. D'autre part, on se réjouit de voir cité Rosny aîné non pour La Guerre du feu mais pour un récit de science fiction, La Mort de la terre. Sans se livrer au jeu stérile du Qui y est? Qui n'y est pas?, on notera néanmoins la très faible présence dans le corpus de la prose d'idées et de l'essai. Outre le texte de Michaux déjà mentionné et dont le statut est équivoque, le genre de l' essai est représenté par les seuls Edmond Picard (pour Le Fantastique réel), René Kalisky (pour son article Belgique? Le pays le plus imaginaire du monde) et Jean Louvet (pour Le fil de l'histoire). Visiblement, un travail d'ensemble reste à produire afin de battre en brèche la très belge idée selon laquelle il n'y a pas de penseurs ni d'essayistes en Belgique – en d'autres termes et par exemple, ni Claire Lejeune ni Raoul Vaneigem, ni les considérables oeuvres philosophiques ou critiques d'un Michel Meyer ou d'un Fernand Verhesen… Mais il est vrai que l'essai se prête peut-être moins aisément au découpage en morceaux choisis.

L'Anthologie de la littérature française de Belgique a la bonne idée de proposer au lecteur des extraits relativement longs, ce que ne faisaient pas souvent la Littérature belge de langue française de Joiret et Bernard ni l'ouvrage beaucoup plus ancien de Frickx et Klinkenberg, La littérature française de Belgique, paru chez Nathan et Labor en 1980. D'une présentation austère et dépourvue d'illustrations, elle s'adresse probablement davantage à un public d'amateurs de littérature qu'à un public scolaire. Ce ne sont hélas pas toujours les mêmes.