pdl

Critiques de livres

Marc Quaghebeur (dir.)
Les villes du Symbolisme
Bruxelles
P.I.E. Peter Lang / Archives et Musée de la Littérature, Documents pour l'histoire des francophonies / Europe
n° 13
302 p.

Poétiques de la ville
par Thierry Horguelin
Le Carnet et les Instants n° 151

Les villes du Symbolisme réunit les actes d'un colloque organisé par Marc Quaghebeur et Marie-France Renard en collaboration avec l'association Italiques, qui s'est tenu à Bruxelles en octobre 2003. Tout en se concentrant sur la période 1885-1914, le volume embrasse une temporalité plus large, de 1830 aux années 1920 (soit de Victor Hugo à Léon-Paul Fargue) : l'esthétique fin de siècle se trouve ainsi mise en contexte par l'examen de ses sources et de ses prolongements. De même, quelques communications débordent le strict champ du symbolisme, pour envisager les représentations de la ville coloniale, le roman d'anticipation (Rosny aîné) ou encore les cités idéales des utopistes : autant de contre-éclairages qui permettent de mieux cerner dans sa spécificité, ses tensions et ses contradictions, la poétique de la ville symboliste, placée sous le double signe des «villes tentaculaires» et des «villes mortes».

Des vastes chantiers urbanistiques du XIXe siècle les villes sont sorties profondément transformées. Les grandes capitales européennes, Londres, Paris, se sont changées en métropoles. Balzac, Dickens et Zola, mais aussi Eugène Sue et quantités de feuilletonistes en font le personnage central de leurs fresques romanesques. Avant que Baudelaire ne promène son spleen dans Paris, les poètes romantiques exaltent, en des métaphores démesurées, la ville fournaise, la ville volcan, le promeneur emporté dans la foule océane, non sans céder déjà au charme ensorcelant des ruines. C'est que les mutations urbaines, contemporaines de la révolution industrielle et soutenues par la foi positiviste en un progrès continu, se paient aussi de saccages et de destructions. Elles suscitent par contrecoup, chez les symbolistes nourris d'idéal, la célébration nostalgique des villes englouties dans leur passé. Ce «penchant pour le déclin et la décadence naturelle des cités», note Olivier Bivort, est aussi «une réaction face à leur dégradation et à leur démolition concertées». Qu'elle se nomme Bruges (pour Rodenbach), Anvers (pour Elskamp) ou Venise (pour Barrès), la ville tout ensemble vécue et rêvée se fait miroir de la vie intérieure — chaque écrivain modulant sa vision du paysage urbain en fonction de sa sensibilité : tandis que les uns s'abandonnent à une mélancolie sans retour, la confrontation avec la réalité citadine provoque au contraire chez les autres un sursaut vitaliste. À tous égards, Bruges-la-morte s'impose comme l'oeuvre emblématique de ce temps. Cette affirmation ne surprendra personne, mais l'un des intérêts de ce colloque est de rafraîchir l'approche d'un livre mille fois commenté. Jean-Pierre Bertrand rappelle que l'édition originale du roman était illustrée de trente-cinq planches photographiques insérées dans le texte. Si l'initiative en revint à l'éditeur plutôt qu'à l'auteur (il s'agissait de gonfler le volume de ce roman très court, quitte à contredire l'esprit d'un livre oeuvrant dans le registre de la suggestion), il n'en reste pas moins que la mise en regard du texte et de l'image crée un réseau d'échos et de correspondances supplémentaires. Ce qu'on découvre aussi au fil des pages, c'est à quel point Bruges-la-morte fut l'objet d'un étonnant jeu d'échanges intertextuels, le mythe de la Venise du Nord se voyant démarqué, prolongé, critiqué ou parodié de toutes les manières possibles, non seulement en Belgique (où le jeune Franz Hellens prend le contre-pied de Rodenbach en soumettant Gand, sa ville natale, au prisme d'une esthétique de la laideur) mais aussi en France et de l'autre côté des Alpes. À cet égard, la présence de nombreux chercheurs italiens au colloque apporte un éclairage enrichissant, vu la méconnaissance où nous sommes, faute de traductions, du symbolisme transalpin : derrière l'ombre écrasante de D'Annunzio se profilent ainsi Antonio Fogazzari (dont le roman Il Santo met en confrontation Bruges et Rome) ou le délicieux Marino Moretti et les poètes crepuscolari.

D'autres figures oubliées sont évoquées au fil des communications, tels Arnold Goffin, Teodor de Wyzewa et Francis Poictevin (très admiré de ses pairs en son temps, et que Laurence Brogniez donne envie de découvrir), ou encore Rachilde (on connaît son rôle d'éminence grise au Mercure de France, mais on ne lit plus guère la romancière). Leur présence aux côtés de seigneurs de plus grande importance met en relief l'éventail des paysages urbains symbolistes et la variété des propositions esthétiques d'une époque trop souvent réduite à ses langueurs neurasthéniques.